Albert Ogien : « Distinguer droit et solidarité »
Pour le sociologue Albert Ogien, l’État doit se garder de distribuer son aide « au mérite ». Sauf à considérer les prestations sociales comme de l’assistanat.
dans l’hebdo N° 1237 Acheter ce numéro
Spécialiste des mouvements sociaux et de la désobéissance, Albert Ogien souligne que le terme « solidarité » est souvent utilisé pour décrire des actions qui n’en relèvent pas. Comme le droit d’ingérence, droit nouveau qui consiste à appliquer des règles édictées par les Nations unies. Il distingue la solidarité du droit et de l’acte militant, et la rapproche du don, où l’on s’associe à une cause juste pour défendre des personnes fragilisées.
En période d’austérité, le réflexe majoritaire est-il le repli sur soi ou la solidarité ?
Albert Ogien : Lorsqu’il y a des catastrophes naturelles, des personnes expulsées de chez elles, la solidarité est toujours de mise. Dans la proximité, il est très rare que les gens ne soient pas solidaires. C’est d’ailleurs ce qu’a révélé le « délit de solidarité » : les gens se sont mis en situation de désobéissance civile pour défendre des clandestins, et le gouvernement socialiste vient de supprimer ce délit [le délit d’aide au séjour est maintenu, sauf s’il s’agit d’actions « humanitaires et désintéressées », NDLR]. Venir en aide à son prochain me paraît le fondement de l’humanité. Bien sûr, en période de crise, moins d’argent circule, les gens ont peur, ils se montrent moins généreux. Mais Katrina ou Fukushima ont quand même donné lieu à des élans de solidarité immenses. Les Restos du cœur et le Téléthon sont devenus des institutions. La solidarité en tant que principe et en tant que sentiment humain n’est pas près de s’effondrer.
Qu’en est-il de l’État ?
Quel avenir pour la solidarité ?, s’interrogent les sociologues Robert Castel et Nicolas Duvoux dans un ouvrage collectif à paraître en février, l’Avenir de la solidarité (PUF). Le premier considère le revenu de solidarité active (RSA) comme la pièce maîtresse du glissement qui s’opère, depuis une vingtaine d’années, « d’une conception de la solidarité conçue comme une construction collective inconditionnellement garantie par l’État sous forme de droits, à une interprétation contractuelle de la solidarité selon laquelle les individus sont mobilisés selon une logique de la contrepartie afin de mériter les ressources dont ils peuvent être les bénéficiaires ».
La solidarité prend des formes diverses, rappelle le sociologue Serge Paugam dans le même ouvrage, selon qu’elle s’exprime entre membres d’une même famille, de groupes « réunis sur une base affinitaire » , dans le monde du travail, ou entre acteurs d’une même communauté politique. Dans cette dernière catégorie réside la solidarité envers les pauvres, objet de consensus (par souci d’humanisme et de cohésion sociale) ou de rejet (accusation d’assistanat).
C’est précisément à la suite de la sortie, le 8 mai 2011, de Laurent Wauquiez, alors ministre des Affaires européennes, sur le « cancer de l’assistanat » , que le sociologue Serge Audier a décidé de rééditer une somme de mille pages parue en 2007 sous le titre : Repenser la solidarité (PUF). « En six ans, les défis n’ont pas changé » , écrit-il, mettant en garde contre un rétrécissement de l’État social, appuyé sur l’emploi salarié, au profit de « solidarités familiales » .
Les défenseurs de l’hôpital public appellent à refonder un système de santé « solidaire »…
Est-ce qu’on ne se sert pas là du mot « solidaire » pour entraîner l’adhésion affective ? Dans ce cas précis, il s’agit plutôt du droit à la santé. La difficulté est que c’est au nom de la solidarité qu’on en appelle à un tel système. Il existe d’autres termes, comme « mutualisation » : quand on « mutualise un risque », on peut dire que la nation est « solidaire ». Mais on pourrait aussi bien employer « fraternelle ». D’une certaine manière, l’État social exclut la solidarité, car si l’on en tire le fil sémantique, on arrive à « assistanat » et à « mérite ». Cela s’oppose au fil sémantique de l’attribution inconditionnelle des droits : on ne demande pas aux gens ce qu’ils comptent en faire.
Que sont devenues les solidarités ouvrières ?
Quand les syndicats existent et qu’il y a un droit du travail, les solidarités deviennent des luttes syndicales. L’origine, c’est bien sûr la solidarité : « À plusieurs on sera plus forts, on s’entraide… » Mais, à partir du moment où l’on institutionnalise les syndicats, le combat de la solidarité est gagné. Il peut y avoir des cas de solidarité devant une grève, par exemple, où l’on demande aux camarades de « donner au pot ». Le terme « solidarité » fait partie du discours syndical et même de son marketing. C’est une certaine manière d’en appeler à la cohésion d’un collectif. C’est un joli mot, mais il faut le dégager d’un usage affectif et émotionnel et observer les pratiques qu’il décrit.
Des actions de solidarité peuvent-elles engendrer l’adoption de nouveaux droits ? Les actions de solidarité débouchent parfois sur du droit. Ce n’est pas le cas face à des catastrophes. Là, c’est du « one shot », comme pour le tsunami aux Philippines : les gens ont donné des milliards. Les actes solidaires sont des mouvements spontanés qui s’expriment pour des causes ponctuelles. Et puis il y a des causes de longue durée comme le syndicalisme, la solidarité avec les peuples opprimés… Leur inscription dans la durée peut ouvrir un processus de droit. C’est historique : si l’on remonte à l’origine du mouvement solidariste en 1880, la solidarité a servi à instituer un État de droit. Qu’est-ce que l’esprit de solidarité aujourd’hui dans un État social ? Une certaine idée de la responsabilité collective, pas l’appel à la responsabilité individuelle. Ça, c’est le credo des libéraux, qui défendent le mérite et le chacun pour soi.
Peut-on parler de solidarité à propos des Indignés ?
Les Indignés disent : « On est tous ensemble », « on est 99 % ». Ce n’est pas être solidaires, c’est « on partage tous la même condition ». Cette clause d’unanimisme est gênante politiquement : un mouvement qui parle au nom de 99 % de la population a de la peine à être un mouvement politique. Les Indignés se disent « a-partisans » ou « a-partidaires » mais pas « a-politiques ». Ils refusent de se couler dans une conception traditionnelle de la politique. En fait, ils font de la politique « à l’état sauvage ». Dans le cas d’Occupy Wall Street et du 15 Mai espagnol, les gens ont défendu une revendication extrêmement forte de changement du monde, et puis ils se sont aperçus au bout de trois semaines que rester sur une place ne servait à rien. Ils se sont alors repliés sur des actions locales, comme la défense de personnes expulsées de chez elles par des banques. Là, c’est de la solidarité : on se met au service de quelqu’un et on vient en force dire : « Vous n’avez pas le droit ! » En Espagne, cela a même entraîné un changement de la loi. La revendication de la « fin de la finance mondiale » s’est rapatriée sur une cause locale. Reste qu’Occupy ou les Indignés forment un mouvement mondial où chacun participe à égalité. Or, la solidarité est plutôt un mouvement asymétrique dans lequel celui qui reçoit est dans une condition inférieure à celui qui donne.
Quelles interdépendances vous paraissent cruciales ?
« Interdépendance » est un très beau mot… On l’utilise pour les personnes âgées ou la petite enfance. Et elle tend aussi à devenir un droit que l’État social reçoit mission de prendre en charge. Une autre figure de l’interdépendance est née avec les mouvements transnationaux : l’écologie, la finance, le nucléaire. Le politique semble alors changer de dimension : le cadre national est devenu obsolète pour ces phénomènes mondiaux. Ils sont politiques, mais on ne sait pas vraiment comment les traiter en politique. Leur nature transnationale semble matériellement dépasser nos capacités d’action. Une des solutions est de partager une cause mondiale sur la Toile. Mais cela ne suffit pas : les révolutions arabes ont montré qu’il fallait aussi que les gens soient là, les uns à côté des autres…