Enfants terribles

Dans R & J Tragedy , Jean-Michel Rabeux livre un Roméo et Juliette où vice et vertu se confondent.

Anaïs Heluin  • 24 janvier 2013 abonné·es

Pistolets maniés sans précautions, comme des sarbacanes par des gamins querelleurs, cris lancés à tue-tête, faux sang qui gicle de partout en des fontaines à la Kill   Bill de Tarantino… L’ouverture de R   &   J   Tragedy offre un concentré de l’esthétique de Jean-Michel Rabeux. Des habitudes de ce metteur en scène, on retrouve aussi la salle en forme d’amphithéâtre percée d’une petite scène circulaire, celle qui abritait les obsessions des Quatre   jumelles de Copi, sa précédente création, et qui cette fois sert d’arène aux Montaigu et aux Capulet. À Roméo (Sylvain Dieuaide) et Juliette (Vimala Pons), surtout, dont la présente adaptation fait des monstres charmants traversés par une passion aussi sublime que triviale.

Contenue dans chaque geste, dans chaque phrase écrite par Jean-Michel Rabeux et substituée aux mots de Shakespeare, leur ambiguïté met en question la pureté souvent attribuée d’office aux deux amoureux mythiques. Entaché de vices, leur reste de vertu n’en est que plus saisissant. Précaire, menacé par une société cruelle et absurde, il fait figure de rescapé d’une apocalypse ou d’une invasion du grotesque dans laquelle les deux familles rivales ont perdu toute apparence de dignité et d’intelligence. Les sacs plastique et cagoules noires qui recouvrent au début le visage des acteurs, sortes de dossards aveuglants pour un match aux règles effacées par le temps, figurent avec force ce vacillement des valeurs.

Cachés sous ces façades déshumanisantes, les héros échappent à tout contexte historique, y compris à celui du Vérone de la fin du XVIe siècle. La réécriture du texte en un langage où poésie et vulgarité se côtoient, le parti pris de ne retenir de la pièce originale que quelques moments phares tels que le meurtre de Tybalt, la scène du balcon et celle de la fausse mort situent les comédiens dans un non-lieu. Tous vêtus de chemises de nuit légères, avec leur jeu tonitruant et plein de mimiques enfantines, ces derniers jouent avec talent la monstruosité d’enfants pris dans des jeux d’adultes, ou l’inverse. Le mélange des contraires ne s’arrête pas là. De façon à peine plus discrète que dans les Quatre jumelles travesties de Jean-Michel Rabeux, les sexes sont dans R & J atteints par la grande confusion qui plane sur l’ensemble. Vimala Pons fait de sa Juliette une battante au verbe haut en couleur et aux manières assez peu raffinées, tandis que Sylvain Dieuaide laisse souvent tomber le masque viril de son Roméo pour laisser entrevoir un lyrisme à fleur de peau. Avec leur étrangeté et leur panoplie de mauvais tours, les héros de Rabeux sont drôlement équipés pour mener à son terme la destinée tragique du célèbre couple littéraire. Pourtant, ils connaissent le même sort que chez Shakespeare. C’est que les Roméo et Juliette originaux possédaient déjà une once d’ambiguïté et de carnavalesque, que ceux de R & J ne font qu’accentuer jusqu’au burlesque. Ce faisant, ils appellent à la destruction du vernis mondain qui recouvre les Capulet et Montaigu classiques, et à la libération du corps, voire à la résolution des conflits et au retour à une humanité plus authentique.

« Mon nom n’est pas Roméo », dit à plusieurs reprises Roméo, dénonçant ainsi l’artifice des codes sociaux qui contraignent et définissent l’individu. Théâtre du retour à l’essentiel, l’art de Jean-Michel Rabeux est avant tout rituel. On assiste non seulement à plusieurs sacrifices symboliques au nom d’un idéal humain autant que théâtral, mais aussi à de petites cérémonies baignées de rock ou de chants lyriques superbement interprétés par Vanasay Khamphommala. Au milieu du chaos sanglant dans lequel s’agitent les personnages, ces parenthèses resplendissent, preuves que même au fond du gouffre le plus sombre subsiste une lueur d’espoir.

Théâtre
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