Esther Benbassa, une sénatrice qui dérange

Élue sur une liste PS-EELV en 2011, Esther Benbassa défend les dossiers sociétaux les plus délicats. Portrait d’une cosmopolite sous les ors de la République, qui se raconte à travers un recueil de ses articles.

Lena Bjurström  • 17 janvier 2013 abonné·es

On l’entend de loin, Esther Benbassa. Et on la reconnaît. Enfin, pas toujours… Elle raconte, plutôt fière, qu’un jour un chauffeur de taxi l’a confondue avec Leila Shahid, alors déléguée de Palestine en France, avec qui elle partage un bel accent oriental et pas mal de convictions. Peut-être même le goût des causes difficiles. « Je m’occupe des lois casse-gueule », résume cette femme suractive qui avoue soixante-dix heures de boulot par semaine et bouscule les habitudes du Sénat, où elle a fait son entrée en septembre   2011 sous l’étiquette EELV. Les sans-papiers, les prostitué(e) s, les immigrés, les Roms et tous les damnés de la terre… c’est pour elle ! Rude épreuve quand on fait tardivement son « apprentissage en politique ». La politique, cette universitaire, professeure à l’École pratique des hautes études, croyait pourtant bien la connaître : « Je l’avais étudiée en théorie, mais, en pratique, c’est autre chose. » Une débutante qui s’étonne sans être dupe : « Au Sénat, tout le monde est mon ami, mais ça ne va pas durer », dit elle en citant l’une de ses chroniques publiées dans un recueil paru sous un titre qui la définit parfaitement  *: Égarements d’une cosmopolite* (voir ci-contre).

Née en 1950 à Istanbul, Esther Benbassa aime à rappeler son parcours et ses origines. Descendante de juifs expulsés d’Espagne en 1492, elle a grandi entre Orient et Occident, en Turquie puis en Israël, avant de poursuivre ses études en France, où elle se fait naturaliser en 1974. De cet itinéraire, l’intellectuelle qu’elle est profondément, mais dont elle n’a ni les usages ni les poses, a tiré ses recherches et ses engagements. Spécialiste de l’histoire des juifs d’Orient, les Séfarades, et chercheuse en étude comparée des minorités, elle n’a pas attendu son entrée au Sénat pour être une personnalité publique. Et ses interventions dans la vie de la cité sont pour elle un des devoirs des savants, qui « ont pour mission de transmettre » et « bénéficient du luxe d’être payés pour penser ». Ses interventions contre toutes les discriminations et un certain communautarisme lui valent quelques inimitiés, comme celle du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) pour ses positions critiques vis-à-vis d’Israël et en faveur d’un État palestinien. Aussi, quand les Verts lui proposent de briguer un mandat de sénatrice dans le Val-de-Marne, Ester Benbassa se lance. « C’était la tentation de découvrir un autre monde, explique-t-elle. Après des années à l’université, on se stérilise. Et je voyais dans cette occasion une nouvelle façon de m’engager. » Pourquoi chez les Verts ? « Parce qu’ils me l’ont proposé ! » Réponse en forme de pirouette. Car la vérité est que ce parti, hétéroclite pour le meilleur et pour le pire, dont l’aile gauche partage nombre de ses convictions, lui offrait toutes « les marges de manœuvre » pour faire avancer ses combats sociétaux. Propulsée en politique, elle reconnaît avoir été « parachutée » dans le Val-de-Marne. D’où le souci d’y être présente « le plus souvent possible ». Au Sénat, Esther Benbassa est d’abord « choquée » par un univers où « chacun fait ses petits calculs », pour sa réélection ou sa promotion comme ministre. Et il lui a fallu imposer son accent, son look, avec ses cheveux rougeoyants qui ne passent pas inaperçus dans l’univers feutré du palais du Luxembourg, mais aussi ses convictions sociétales qui ne font pas l’unanimité.

En se revendiquant « cosmopolite », fût-ce égarée, Esther Benbassa nous dit beaucoup de choses qu’il est utile d’entendre. En premier lieu, elle tord le cou à la plus vilaine acception du mot, celle qui, aux pires heures de l’antisémitisme, désignait sans le nommer le juif avec des accents de mépris et de haine.

Mais son cosmopolitisme assumé est aussi une critique du nationalisme, de tous les nationalismes, y compris celui qu’arbore violemment le colonialisme israélien. Il est également une invitation à dominer les excès d’un certain républicanisme à la française, et à accepter les identités composites, comme il s’en rencontre de plus en plus dans notre pays. Il est une manifestation d’empathie envers l’étranger et, plus largement, envers l’Autre.

Le livre d’Esther Benbassa, qui revient longuement sur son parcours et celui de ses ancêtres, et regroupe articles et chroniques rédigés au gré de combats récents, peut se lire comme un manifeste d’une France moderne, mais aussi comme l’affirmation d’un « judaïsme du gai savoir » (c’est son expression) qui ne se définirait ni par le dolorisme ni par l’adhésion à la politique israélienne. De ce cosmopolitisme naît une grande cohérence, y compris dans le choix des combats à mener.

Égarements d’une cosmopolite , François Bourin éditeur, 387 p., 24 euros.

Quand on est pour la procréation médicalement assistée (PMA), le mariage pour tous, le vote des étrangers, et contre la pénalisation des clients des prostituées et le délit de racolage passif, on ne se fait pas que des amis. Alors, pour sa première intervention en séance, Esther Benbassa arbore stratégiquement sa légion d’honneur et sa médaille du mérite. « J’avais un sacré trac, et ça en impose un peu », se souvient-elle. La sénatrice ne déteste pas les paillettes de la République. « Mais, dit-elle, le respect se gagne petit à petit, et je pense être appréciée pour la qualité et la quantité de mon travail. » Et, ô surprise, elle découvre que tout n’est pas mauvais dans le milieu de la politique. « Bien sûr, il y a les cumulards absents   », observe-t-elle, décochant au passage l’une de ces flèches dont elle n’est pas avare : « Je n’ai pas beaucoup vu, par exemple, mon collègue et voisin d’hémicycle, le sénateur maire socialiste de Lyon. Mais j’en rencontre d’autres, de gauche comme de droite, qui sont très engagés, même si je ne suis pas toujours d’accord avec eux. Finalement, ça ressemble un peu à la société. » Ces derniers sont d’autant plus « méritants » que « le travail politique est dur et n’offre que des satisfactions minimes, à moins d’aimer le pouvoir ». Et le pouvoir des parlementaires n’est pas évident par les temps qui courent, quand le gouvernement donne l’illusion qu’ils sont superflus en contrôlant jusqu’à leur calendrier : « C’est comme si tout devait descendre d’en haut et qu’il ne nous restait plus qu’à dire amen. » Finalement, les plus belles satisfactions viennent de « ce qu’on fait en silence et loin des médias », comme d’intervenir dans les préfectures pour faire régulariser des sans-papiers. « Il m’est arrivé de passer une journée entière au téléphone pour obtenir la régularisation d’un Pakistanais », raconte la sénatrice, qui se souvient avec émotion de ce bouquet de fleurs qu’elle a trouvé, fané, dans son bureau, au retour de vacances parlementaires, et qui lui venait d’un ex-sans-papiers dont elle avait débrouillé l’affaire. « Mais je ne veux jamais les rencontrer », précise-t-elle, avant de lâcher dans un soupir : «   J’ai parfois l’impression que c’est encore plus dur depuis l’arrivée de la gauche… »

Côté bilan, il y a surtout des batailles perdues, au moins provisoirement : la proposition contre les contrôles au faciès (Manuel Valls s’y est opposé : « Ç’a été très violent ! » ), le droit de vote des étrangers aux élections locales (François Hollande a enterré le projet pour longtemps), mais la sénatrice du Val-de-Marne a été à l’initiative de « l’appel des 50 », signé par plusieurs sénateurs. « J’ai fait du racolage actif, s’amuse-t-elle, j’ai vu les gens un par un. » Esther Benbassa a dû aussi apprendre à composer. Sous la pression de la ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, elle a dû retirer sa proposition de loi sur la prostitution. « Elle m’a dit que j’allais brouiller le message de François Hollande, et que les socialistes ne voteraient pas mon texte, dont le rapporteur était pourtant socialiste ! » La sénatrice a un peu le sentiment de s’être fait manipuler. « La ministre m’a assuré que le gouvernement inclurait l’abrogation du délit de racolage passif, instauré par Nicolas Sarkozy en 2003, dans un projet de loi plus large sur la prostitution. » Confiance, donc, mais vigilance ! Heureusement, il arrive que les pressions sur le gouvernement ne soient pas vaines. Exemple : la proposition sénatoriale EELV-PS du mariage pour tous semble avoir accéléré le calendrier d’une mesure qui n’était vraisemblablement pas prévue avant   2014.

Le prochain dossier ? La légalisation du cannabis. « Ça ne passera jamais, sourit la sénatrice, mais il faut positiver. C’est à force de lancer des débats que l’on avance. » La « teigneuse », comme elle se définit elle-même, ne lâche pas facilement prise. Mais l’âpreté du combat peut aussi provoquer quelques coups de blues, même chez une femme débordant d’énergie. « Le plus terrifiant, c’est la solitude », reconnaît-elle. « Certains jours dans l’hémicycle, quand je vote seule contre tous, je me demande ce que je fais là. » Mais elle se console aussitôt, comme une petite fille après la rentrée des classes : « Au Sénat, j’ai aussi de vrais copains… »

Politique
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