« Il y a bien eu un fascisme français »
Zeev Sternhell propose une édition augmentée de son ouvrage majeur sur cette « droite révolutionnaire » qui a mené au fascisme.
dans l’hebdo N° 1236 Acheter ce numéro
Àl’occasion de la parution d’une volumineuse quatrième édition augmentée de son livre sur l’idéologie fasciste en France, Zeev Sternhell revient sur sa réception mouvementée à sa sortie en 1984. Une thèse qui lui a valu bien des inimitiés, en France notamment…
Quel est l’objet de Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France ?
Zeev Sternhell : Ce livre est d’abord le troisième volet d’un travail entrepris presque vingt ans auparavant. Le premier était ma thèse de doctorat, publiée en 1972 sous le titre Maurice Barrès et le nationalisme français, et le deuxième la Droite révolutionnaire (1885-1914). Les origines françaises du fascisme, paru en 1978. Avec la Droite révolutionnaire, je m’étais aperçu du fait suivant : au tournant du XXe siècle, se crée une droite qui ne s’inscrit pas dans la lignée des trois droites définies par l’ouvrage qui a longtemps fait référence sur le sujet, les Droites en France, de René Rémond, paru en 1954. C’est-à-dire une droite qui n’était ni légitimiste, ni orléaniste, ni bonapartiste (selon les trois catégories rémondiennes), mais bien révolutionnaire, produit des changements énormes, aussi bien sociaux qu’intellectuels, de la révolution scientifique et industrielle. Ce que j’ai montré, c’est que le modèle de René Rémond fonctionne jusqu’à la fin du XIXe siècle. Ensuite, le phénomène de la droite révolutionnaire, qui émerge de ces nouvelles réalités, se prolonge après la Grande Guerre. Mon livre s’intéresse à ce que cette droite est devenue dans les années 1920 et 1930. Dans ce cadre, j’ai pu observer qu’elle acquérait après 1918 tous les attributs intellectuels et moraux du fascisme, jusqu’au régime de Vichy, qui est le couronnement de la droite révolutionnaire et constitue la seule explication véritable de Vichy. Ce qui compte, ce sont d’abord les idées. La Première Guerre mondiale a fourni à ces idées les conditions pour devenir une force politique.
Dans la nouvelle préface – de 170 pages ! – à la réédition de Ni droite ni gauche, l’historien israélien Zeev Sternhell revient surtout sur la réception houleuse de son ouvrage, dès sa première parution en 1984, de la part de nombre d’historiens français. En particulier les tenants de l’histoire politique installés à Sciences-Po, là où Zeev Sternhell vint travailler dans les années 1960 sur « Maurice Barrès et le nationalisme français », sa thèse dirigée par Jean Touchard, dont le président de jury n’était autre que René Rémond. Un travail novateur qui allait pourtant mettre expressément en cause la conception des « trois droites » du célèbre professeur catholique. Sternhell a aussi ajouté un passionnant chapitre IX, consacré à la volonté d’« oubli » du régime de Vichy. Cette mise entre parenthèses devint rapidement une véritable « imposture » caractérisant l’intelligentsia française dès l’immédiate après-guerre, et contaminera de longues années l’historiographie française.
Certes, on peut parfois, à l’instar de l’historien Enzo Traverso [^2], spécialiste de la « guerre civile européenne » qui embrasa l’Europe de 1914 à 1945, reprocher à Sternhell une méthode historique de facture très classique, mettant en avant la vieille histoire des idées et minorant les nouveaux courants au sein de sa discipline. Il reste néanmoins que ses travaux ont été, au tournant des années 1980, comme il l’écrit lui-même dans sa nouvelle préface, les premiers à mettre « le doigt sur la plaie » des origines bien françaises du fascisme et de Vichy.
[^2]: Voir son article dans la dernière livraison de la Revue des Livres (n° 9, janv-fév. 2013), «Lumières et anti-Lumières. Sur l’histoire des idées de Zeev Sternhell ».
En effet, car il heurtait de front les analyses ayant pignon sur rue ! Il n’y avait pas de place pour une quatrième droite, et il y avait aussi l’idée – très répandue à l’époque – que Vichy était un accident de parcours, une parenthèse dans l’histoire de France. D’ailleurs, dans le livre de René Rémond, Vichy n’occupe pas plus de huit pages, coincées entre la IIIe et la IVe République. Mais il y avait surtout la génération qui avait vécu la période des années 1930 et 1940, et se sentait profondément touchée par ce qu’elle considérait comme une attaque à son encontre. Par exemple, les gens de la revue Esprit, qui avaient mené une campagne féroce dans les années 1930 contre la démocratie libérale, voulaient que l’on se souvienne d’eux uniquement comme les résistants qu’ils furent à partir de 1943. À Sciences-Po, on parlait toujours du colonel de La Rocque et de ses Croix-de-Feu, selon l’analyse de Rémond, comme d’un « mouvement de scouts pour grandes personnes ». J’ai, par la suite, regardé cela de plus près et je suis arrivé (je ne suis pas le seul) à la conclusion que c’était un mouvement fasciste. Tout comme le PPF. Les Croix-de-Feu étaient un mouvement extrêmement important : ses membres étaient plus nombreux que les militants socialistes et communistes réunis… Il y a donc bien eu un fascisme français. Ce qui allait à l’encontre de ce que pensait « l’ establishment » universitaire français.
Vous vous présentez d’abord comme un historien des idées, et on vous a reproché de ne pas assez prendre en compte l’histoire sociale. Est-ce exact ?
L’histoire sociale est tout à fait nécessaire. Il n’y a pas d’histoire sans histoire sociale. Comme je pense qu’il n’y a pas non plus d’histoire sans histoire des idées. Cependant, lorsque j’ai passé une année à Oxford, en 1973, j’ai connu Timothy Mason, l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire sociale du IIIe Reich. Il a écrit, peu de temps avant sa mort en 1990, que l’histoire sociale à elle seule ne peut expliquer le nazisme, et encore moins que le nazisme ait tenu jusqu’à la fin. Elle ne peut expliquer seule son emprise sur la société allemande. C’est exactement ce que je pense : l’histoire sociale et économique, la misère, le chômage qui ont frappé l’Allemagne, dans les années 1920 et 1930, ne peuvent expliquer, seuls, la montée du nazisme. Ces malheurs-là ont frappé aussi l’Angleterre ou les États-Unis. Les difficultés de l’Italie, qui sort en 1918 de cette guerre sans avoir obtenu ce à quoi elle pensait avoir droit, n’expliquent pas non plus la montée du fascisme. Pas plus que la défaite de 1940 n’explique le régime de Vichy ! Ce qu’il faut comprendre – et c’est pourquoi, pour moi, les idées ont tant d’influence sur l’histoire –, c’est que le fascisme est d’abord un nationalisme, qui s’exacerbe lorsque les crises, les guerres, les défaites provoquent une accélération de l’histoire en donnant aux idées les conditions pour qu’elles deviennent une réalité politique.
C’est pourquoi vous soulignez la « vulnérabilité de la culture française » aux idées des anti-Lumières, qui sont la source de cette droite révolutionnaire. Vous battez donc en brèche la croyance, longtemps dominante, de l’exception française en la matière…
En effet. La culture française, qui fait partie de la culture européenne, n’était pas immunisée, comme on l’a longtemps dit en France, contre les anti-Lumières par sa tradition révolutionnaire, la démocratie, les habitudes et principes acquis à partir de 1789. Cependant, il y a une grande différence : en France, les deux traditions des Lumières et des anti-Lumières se livrent une lutte à mort pendant deux siècles, alors qu’en Allemagne et en Italie la tradition des Lumières a perdu la bataille dès la fin du XIXe siècle. En France, le combat se poursuit à travers l’affaire Dreyfus, puis avec le Front populaire, et ensuite sous Vichy, qui symbolise la victoire de cette culture des anti-Lumières mais où, néanmoins, celle de la Raison n’a pas démissionné, avec la Résistance. Toutefois, la vulnérabilité de la culture française demeure indéniable ! Dans mon pays, d’ailleurs, nous ne sommes pas non plus immunisés…
Vous ne niez pas, en effet, que des penseurs allemands des anti-Lumières, comme Herder, ont également influencé les figures pionnières du sionisme, de Martin Buber à Ben Gourion…
Absolument. Et cela m’a beaucoup été reproché, en Israël même. Dans un autre livre, Aux origines d’Israël, je montre que l’un des grands penseurs de la gauche sioniste, Aron D. Gordon, a une conception de la nation juive comme un « corps », c’est-à-dire une conception herderienne. Le sionisme n’échappe en rien aux maux des autres nationalismes. Le seul reproche que je fais au sionisme, c’est de ne pas avoir su s’arrêter à temps. La conquête d’une partie de la Palestine, jusqu’à 1948-49, était légitime parce que nécessaire : les Juifs avaient besoin d’un lopin de terre pour se construire un toit. Ce qui a été fait ensuite n’était plus légitime parce que tous les objectifs du sionisme ont pu et peuvent être atteints dans les frontières de 1948. Mais le fait d’être juif n’immunise pas contre les maux du nationalisme, comme on le voit aujourd’hui avec des gens comme Avigdor Lieberman. Comme les autres, lorsqu’il est en guerre ou se sent face à un ennemi, ce nationalisme se radicalise. Il y a chez nous aujourd’hui un processus de radicalisation qui est très dangereux.
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