Qatar : Luxe, calme et déraison

La construction d’un complexe insulaire artificiel, d’une indécente opulence, a détruit les fonds marins du golfe de Doha.

Claude-Marie Vadrot  • 24 janvier 2013 abonné·es

Sur les rives, mêlant béton, briques et marbre d’Italie, des deux îles artificielles de la Perle, jetées au large de la capitale du Qatar, on ne croise pas grand monde. Quelques ouvriers-esclaves venus d’Inde, du Pakistan et du Népal, et privés de leurs passeports, s’affairent aux finitions des dernières constructions, tandis que des vieilles dames attablées aux terrasses désertes sirotent un café. Le long de la marina, quelques joggers occidentaux soufflent avec application, écouteurs vissés sur les oreilles. L’impression de déambuler dans un musée de la démesure et de la mondialisation luxueuse.

Aucun mouvement dans le port où sont amarrés des yachts rutilants, et nul ne se presse dans la grande surface alimentaire, où les prix des fruits et légumes importés par avion sont plus élevés que dans le quartier de la Madeleine à Paris. Il paraît pourtant, expliquent les autorités qataries, qui ont voulu dépasser en luxe et en audace l’île artificielle du Palmier, au large de Dubaï, que l’on se précipite du monde entier pour acheter son appartement, son loft ou sa villa sur les îles de la Perle… Le moindre studio avec vue sur la marina se vend 400 000 dollars, et les villas au bord de l’eau dépassent les 5 millions. La plupart de ces habitations ne sont occupées que quelques semaines par an, d’autres ont déjà été revendues avec des bénéfices. Les acquéreurs se voient garantir, en prime, un visa permanent et un droit de séjour sans taxe le temps qu’ils seront propriétaires. La United Development Company, qui a conçu les îles jumelles sous l’œil attentif de l’émir du Qatar, compte sur les milliardaires étrangers pour rembourser les coûts de la construction : 2,5 milliards pour la mise en place des remblais destinés à créer les deux îles, et 7 milliards, à ce jour, pour la construction d’un « paradis » qui devait être achevé en 2011. Mais les travaux se poursuivent sur la deuxième « Perle » et ses prolongations dans la mer. Quand elle sera terminée, dans le même style que la première, la note dépassera probablement la quinzaine de milliards. «  Quand on veut étonner le monde et se hisser au pinacle mondial du luxe, on ne compte pas, nous avons la consigne de ne pas regarder à la dépense », ironise un ingénieur anglais chargé d’une centrale de climatisation qui rafraîchira les logements et les magasins. Il ajoute : « Nous ne sommes pas autorisés à donner des détails techniques ou économiques. Qu’il s’agisse des canalisations d’air froid, de l’usine de dessalement de l’eau de mer ou de l’hôpital ultramoderne qui sera au service exclusif des propriétaires. Nous n’avons pas le droit de divulguer le nom de ces derniers – lorsque nous les connaissons – mais je peux vous dire qu’il y a des Français célèbres. »

Les deux îles, dont les travaux ont commencé en 2004, s’étendent sur 4,1 millions de mètres carrés, et il a fallu déverser dans la mer, à quelques encablures de la côte, au nord de Doha, plus de 16 millions de mètres cubes de sable prélevés dans la baie et de gravats provenant des démolitions d’immeubles dans une capitale en perpétuelle reconstruction. Au prix de la disparition de l’écosystème marin, qui permettait aux pêcheurs de gagner leur vie depuis des siècles. Ils disparaissent eux aussi peu à peu, et leurs boutres rafistolés laissent la place à des bateaux de luxe, amarrés dans Isola Dana : un chapelet d’îles privées reliées par une route, et dont les villas et les appartements se vendent bien plus cher que ceux de Porto Arabia et Via Bahriya, les deux îles principales. Toutes auront droit à de nombreuses plages grâce à du sable importé d’Arabie Saoudite, réputé l’un des plus fins du monde. Une promenade dans Porto Arabia, dont le quai principal a été baptisé « La Croisette », permet de constater que tous les champions du luxe, de Vuitton au chef Guy Savoy en passant par Bentley ou Hermès, sont déjà au rendez-vous. Quand tout sera terminé, les îles compteront 1 100 boutiques pour 16 000 logements et un maximum de 45 000 habitants, protégés par un système de vidéosurveillance et une police privée. Sans compter les restaurants de luxe déjà ouverts : un déjeuner dans le moindre café pseudo-italien coûte 200 dollars. Sans le vin, qui reste officiellement interdit. Ces îles destinées au paraître des maîtres économiques du monde concentrent à leur façon tous les gaspillages énergétiques de la mondialisation luxueuse, dans un État où les milliardaires sont beaucoup plus tranquilles qu’en Belgique. C’est aussi cela le Qatar, dont 85 % des habitants, parce qu’ils sont étrangers, ne jouissent d’aucun droit social ni civique.

Écologie
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