« Zero Dark Thirty », de Kathryn Bigelow : Une traque et des attaques
Au cœur de controverses outre-Atlantique, Zero Dark Thirty , de Kathryn Bigelow, raconte comment les États-Unis ont tué Ben Laden.
dans l’hebdo N° 1237 Acheter ce numéro
Les polémiques ne manquent pas autour du cinéma. Si nous avons en France un débat sur l’ « acteur russe » Gérard Depardieu qui n’atteint pas toujours des sommets, aux États-Unis, les esprits n’en finissent pas de s’échauffer à propos de Zero Dark Thirty. Le nouveau film de Kathryn Bigelow, récit de la traque d’Oussama Ben Laden sur dix ans, qui a abouti, en 2011, à la mort de celui-ci, est en effet l’objet de fortes accusations : Zero Dark Thirty ferait l’apologie de la torture. Ces attaques ne sont sans doute pas étrangères à la compétition que se mènent les films sélectionnés pour les Oscars, dont la cérémonie aura lieu le 24 février, Zero Dark Thirty étant nominé cinq fois, notamment dans la catégorie « meilleur film ». Mais le mieux est de confronter ces accusations au film, désormais sur les écrans français. Les scènes controversées occupent la première demi-heure (sur 2 h 30). Après le 11 Septembre 2001, les Américains ont fait de nombreuses arrestations parmi les membres supposés d’Al-Qaïda, qu’ils ont soumis à la question. Dans un hangar anonyme, au cœur d’une base au Moyen-Orient, Dan (Jason Clarke) tente d’obtenir d’Ammar (l’acteur français Reda Kateb) le nom de hauts responsables de son organisation et des informations pour parvenir à les localiser. La technique de torture la plus couramment appliquée est le « waterboarding ». Dan pose sur le visage du prisonnier une serviette sur laquelle quantité d’eau est déversée. L’effet est celui de la noyade. D’autres méthodes sont employées, dont celle d’enfermer l’homme dans un réceptacle plus petit qu’un cercueil.
Tournées froidement, sans voyeurisme, ces scènes sont malgré tout éprouvantes. Maya (Jessica Chastain), l’agente de la CIA à travers laquelle l’histoire est racontée, à peine débarquée, assiste à sa première séance de torture et en sort bouleversée. Prise dans le combat contre Ben Laden, elle va pourtant s’y habituer. Mais ce qui fait débat outre-Atlantique est ailleurs : Ammar finit par atteindre l’extrême limite de ses forces et parle. Ce qu’il dit constitue un début de piste pour Maya. Le film, en déduisent ses détracteurs, montre donc que la torture est efficace. Ce qui est loin d’être évident. Du point de vue narratif d’abord. L’attitude de Dan apporte une autre réponse quant à l’efficacité ou non de la torture. Il décide de retourner à Washington, en overdose de waterboardings commis sans résultat. En outre, l’information livrée par Ammar déboucherait sur un cul-de-sac si un travail de fourmi dans les archives de la CIA ne dévoilait ce qu’en réalité cette information a de trompeur. Du point de vue symbolique ensuite, ces scènes ayant en tant que telles une force de révélation dérangeante. À tel point qu’à l’opposé des contempteurs de la torture, plutôt de gauche, des élus républicains du Sénat ont lancé une enquête afin d’examiner à la loupe les sources provenant de la CIA que le scénariste de Kathryn Bigelow, le journaliste Mark Boal, a utilisées. Zero Dark Thirty perpétue la tradition du cinéma des États-Unis de donner à voir des faits récents de leur histoire qui ne sont pas à leur avantage.
Sans affirmer de parti pris vis-à-vis des faits ni de jugement moral. Il s’agit de montrer, de dévoiler une certaine réalité. Celle-ci est reconstituée à partir d’une seule source : la CIA et l’armée américaine. Là est la limite du film, qui assume pleinement une vision que l’on peut qualifier, malgré les polémiques qu’il engendre, de « patriotique ». Tel est l’unique reproche qui nous semblerait légitime, si tant est que reproche il y ait. Car il ne faut pas demander à Zero Dark Thirty plus qu’il ne peut donner. Le film ne prétend pas à l’analyse géopolitique. Il est centré sur les agents américains qui ont participé à la traque, à leurs relations, leurs motivations, et au processus de décision ayant déclenché le raid. Avec, pour traumatisme initial, ce qui justifie fondamentalement l’expédition meurtrière : les attentats du 11 Septembre. Le film s’ouvre ainsi sur des appels téléphoniques réels de victimes, passés quelques secondes avant la collision des avions dans les tours. Le ressort ultime est donc la vengeance. Le personnage incarné par Jessica Chastain est sans ambiguïté porté par ce sentiment. Organiser ce raid relève donc davantage du pathos, individuel et national, que de la politique. Ce qui n’est jamais bon signe. Zero Dark Thirty, tout comme Démineurs, sur la guerre en Irak, qui a valu à Kathryn Bigelow l’Oscar de la meilleure réalisatrice en 2009 – première femme dans l’histoire d’Hollywood à recevoir cette récompense ! –, dépasse le seul film d’action. Même si, dans le genre, sa mise en scène est éblouissante. Deux séquences peuvent être citées en exemple. Celle de l’attentat du Marriott est spectaculaire. Alors que Maya et une de ses collègues (Jennifer Ehle) conversent à table, une énorme déflagration retentit et tout, à l’écran, est renversé comme par un tremblement de terre. Le réalisme est sidérant. Puis les deux jeunes femmes, indemnes, s’enfuient à travers le dédale des salles de l’hôtel en feu.
Kathryn Bigelow se montre ainsi très à l’aise avec les scènes d’action qui se déroulent dans des lieux exigus. C’est aussi le cas avec l’attaque finale de la cache de Ben Laden, grande maison aux multiples recoins. Bien que Ben Laden et ses proches soient dans l’incapacité d’opposer une résistance armée, la maison apparaît dangereuse, hantée par des silhouettes fuyantes et hostiles. Dans le même temps, chaque fois que les soldats américains tuent un adulte, c’est un père (voire une mère) qui est assassiné devant ses enfants, dont la caméra de Kathryn Bigelow ne cache pas les regards épouvantés, les visages horrifiés. Ces plans sur ces enfants, dès lors voués eux aussi à un avenir d’aspiration à la vengeance, contiennent – peut-être à leur insu – une critique de la violence à laquelle le spectateur est en train d’assister. C’est dire si Zero Dark Thirty ne peut se réduire à une vision simpliste.
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