« Bestiaire » de Denis Côté : La mélancolie de l’éléphant

Dans Bestiaire, Denis Côté montre différents regards que les hommes portent
sur les animaux.

Christophe Kantcheff  • 28 février 2013 abonnés

Parmi les films « animaliers » qui sortent en nombre ces derniers temps, Bestiaire est sans aucun doute le plus grinçant et le plus inquiétant. Comme Bovines, le beau documentaire d’Emmanuel Gras sur « la vraie vie des vaches », le film du Québécois Denis Côté, récemment récompensé à la Berlinale par l’Ours d’argent, est dénué de parole humaine. Mais il n’évacue pas la présence de l’homme. Les premiers plans de Bestiaire laissent peu d’ambiguïtés sur la direction que celui-ci va prendre : on y voit des jeunes gens, peut-être des étudiants aux Beaux-Arts, dessiner et peindre un chevreuil qui est une nature morte, puisque l’animal est empaillé. Le regard que les hommes portent sur les animaux sera ici premier. Avec sa dimension esthétique. Mais il sera aussi question de la manière dont les animaux peuvent être, plus encore qu’instrumentalisés, réduits à l’état de choses.

La première partie du film se déroule en hiver, dans un lieu non identifiable immédiatement, une immense réserve où l’on s’occupe d’animaux d’espèces diverses : des bovidés, des singes, des autruches… Denis Côté les montre là où ils sont retenus. Parfois dans de grands enclos, tel ce lama qui fait les cent pas dans la neige ; ou le plus souvent à l’intérieur, parqués, à cause du froid, dans des étables. Ces plans, la plupart immobiles, sont avant tout d’une beauté extraordinaire. Denis Côté filme les animaux frontalement, mais pas comme des natures mortes. Il ajuste ses cadres, qui soulignent autant leur mystère que leur proximité. Soit en orientant l’objectif sur une partie de leur corps : par exemple lorsque le cinéaste enregistre les bruyants dérapages des sabots de zèbres apeurés. Soit, simplement, en captant leur regard. Dès lors, Denis Côté laisse aux animaux leur étrangeté et leur primitivité, tout en les montrant dans leur présence au monde, un monde que nous partageons avec eux. Ces images et le sentiment qui gagne alors le spectateur ne sont pas sans échos avec ces mots de l’écrivain Jean-Christophe Bailly à propos du regard des bêtes : « Devant ce qui n’est et ne peut être pour nous ni question ni réponse, nous éprouvons le sentiment d’être en face d’une force inconnue, à la fois suppliante et calme, qui […] nous traverse [^2]. »

Mais les choses se transforment quand l’été arrive. Auparavant, en guise de transition, on aura vu des taxidermistes au travail. Ceux-ci grattent, éviscèrent, assèchent, maintiennent intacts les attributs extérieurs des oiseaux ou des cervidés pour alimenter ce qui ressemble à un musée Grévin du règne animal. Mais, même encore en vie, les animaux peuvent être considérés comme des « bêtes curieuses ». Les visiteurs estivaux ne se comportent pas autrement qu’en touristes du regard, transformant la réserve en parc du kitsch animalier. L’image la plus forte dans ce sens est celle où des zèbres passent entre les voitures roulant au pas comme dans un embouteillage. Le bestiaire ne sert plus qu’à fournir des sensations. Et le film de Denis Côté de s’achever sur une note mélancolique, où un éléphant, seul, de dos, un peu perdu dans un plan large, s’en va remplir sa mission, qui consiste à s’afficher devant les visiteurs arrivant en voiture à l’autre bout de l’image. Comme résigné à sa servitude.

[^2]: Le Versant animal , Jean-Christophe Bailly, Bayard (2007).

Cinéma
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