Histoire(s) de l’exclusion
Deux ouvrages explorent l’univers des marges et les représentations que s’en fait la société selon les époques.
dans l’hebdo N° 1242 Acheter ce numéro
Au bord de la route sont les exclus, les Autres, ceux qui vivent hors des balises policées de la société. « Les aléas de l’existence, personnels ou collectifs, […] font tomber sur la route depuis toujours, constate André Gueslin dans son dernier ouvrage, D’ailleurs et de nulle part, consacré aux vagabonds. « En tentant de s’adapter [à la rue], [ceux-ci] fondent leur différence », précise l’historien. Du Moyen Âge à nos jours, l’errance a toujours interpellé la société sédentaire. Et les normes de celle-ci, ses évolutions, ont modifié au fil des siècles le statut, le nom et la perception de ces errants. Mendiants, nomades, travailleurs journaliers, clochards, SDF : l’auteur tente de faire « l’histoire des vagabonds en tant que groupe social », exercice difficile s’il en est. Cependant, tout en faisant le pari d’une ethnohistoire globale de l’errance en Occident, André Gueslin en détaille les facettes à travers des portraits d’exclus soumis aux variations de la société et à la stigmatisation. Leur traitement juridique, littéraire, sociétal semble être le reflet des normes et des grandes peurs des époques. On fait acte de charité envers le « pauvre du Christ » au Moyen Âge ; on l’enferme sous l’Ancien Régime et au XIXe siècle, époques de craintes hygiénistes et de troubles politiques. Le vagabond est l’image inversée des valeurs de la société, c’est un homme « sans ». Sans travail, sans propriété, sans mari, sans épouse, parfois sans papiers et surtout sans parole. Au fil des siècles, les exposés de cette errance ont pour la plupart été écrits par ceux qui n’en sont pas, et témoignent des perceptions du moment.
Si André Gueslin tente de conter tant l’histoire des exclus que celle de leurs représentations sociales, ces dernières sont en revanche au cœur du sujet de Dominique Kalifa. Intriguée, horrifiée, la société n’a eu de cesse de créer les contours d’une population « marginale ». Celle-ci suppose l’existence de lieux où tous les « rebuts de l’humanité », mendiants, criminels, prostituées, se retrouveraient, et où la misère, le crime et le vice prospéreraient : les bas-fonds. Plus qu’une réalité, ces bas-fonds sont le cœur d’un imaginaire social que l’auteur déroule et analyse dans son dernier ouvrage, justement intitulé les Bas-Fonds. L’Occident n’a pas attendu le XIXe siècle pour dresser le portrait apitoyé et épouvanté d’une population dépravée, aux frontières des valeurs de la société. Et l’imaginaire des bas-fonds n’est que l’héritage de celui de la Cour des miracles, ou encore de Babylone, Sodome et Gomorrhe. Mais il est fascinant de constater la volonté de la société de dresser le portrait d’un antimonde en des temps troublés.
Au XIXe siècle, l’onde de choc de la Révolution française ainsi que celle, plus tardive, de la révolution industrielle bousculent les liens et les hiérarchies traditionnelles. La société est illisible et troublée. La Révolution a fait surgir sur la scène publique un peuple insurgé, « menaçant », et l’ère industrielle voit affluer toujours plus de migrants ouvriers aux portes des villes. Pour réordonner et contrôler, études et récits se multiplient ; mépris et fascination pour ces marges se mélangent. Victor Hugo en dit la misère, la débauche et la rédemption, Cesare Lombroso tente d’en faire une « espèce » biologique. À l’aube de la production culturelle de masse, reporters et auteurs de romans-feuilletons n’épuisent jamais le sujet. D’Eugène Sue et ses Mystères de Paris au bagne d’Albert Londres, Dominique Kalifa dessine la carte de cet imaginaire collectif que l’on retrouvera, des années plus tard, dans le Gotham de Batman ou l’adaptation cinématographique d’un vieux roman, Gangs of New York, par Martin Scorcese. Ce faisant, l’historien tente de « comprendre les façons dont les contemporains donnèrent sens à leur monde ». Et le lecteur de s’interroger : quelles sont, aujourd’hui, nos représentations, nos imaginaires de l’autre ? Car il ne s’agit pas seulement de fiction. Nombre des récits de bas-fonds ne visaient pas qu’à divertir, émouvoir, horrifier. Le reporter dénonce, le policier décline des listes, le philanthrope tente de définir la population à ramener dans le droit chemin, et l’État s’interroge et prend des mesures. Il envoie au bagne, enferme à l’Hôpital général, dans les dépôts de mendicité, en prison, et crée ainsi de toutes pièces les seuls véritables bas-fonds. Des représentations sociales aux décisions des autorités, « l’imaginaire, on le voit, n’en finit pas de peser sur le réel ».