Italie : Aux origines de l’opéraïsme

Mario Tronti revient sur l’histoire et les apports théoriques de ce mouvement communiste critique italien, dont il fut l’un des fondateurs.

Olivier Doubre  • 14 février 2013 abonné·es

En lisant ce récit de « l’aventure intellectuelle » opéraïste, on ne peut s’empêcher de penser à celle du groupe français Socialisme ou Barbarie (SouB, lancé en 1948 autour de Cornélius Castoriadis et Claude Lefort), et en particulier au rôle qu’y joua Daniel Mothé, alors jeune ouvrier de Billancourt. Ses textes, publiés dans cette revue d’intellectuels dissidents du trotskisme, relataient son « expérience ouvrière ». L’opéraïsme naît en effet, quelque quinze ans plus tard, à partir d’une revue. En marge du Parti socialiste italien (PSI) et surtout du PCI, vaisseau amiral du mouvement ouvrier transalpin.

En 1961, paraît le premier numéro des Quaderni rossi, ces « Cahiers rouges » qui vont peu à peu théoriser l’opéraïsme, du mot operaio (ouvrier). La revue va surtout dégager le concept d’« ouvrier-masse », qui décrit la condition ouvrière des travailleurs des grandes usines fordistes, analysant le processus de production tayloriste et la course incessante aux gains de productivité des Trente Glorieuses. La différence avec Socialisme ou Barbarie, à la fois revue et microformation militante, est que l’opéraïsme des revues Quaderni rossi puis Classe operaia (« Classe ouvrière ») poursuit un dialogue constant avec le PCI, par des échanges critiques et parfois des conflits, mais toujours dans un esprit de confrontation dialectique. Là où Socialisme ou Barbarie ne souffrait aucune attention de la part du PCF… Les premiers opéraïstes, qui commencent leurs réflexions au lendemain de l’année 1956, gagneront peu à peu l’écoute de certains secteurs du PCI, qui n’ignorent pas les analyses de ces jeunes intellectuels communistes « alternatifs ». Jusqu’à voir l’aile gauche du parti, sous la houlette de sa principale figure, Pietro Ingrao, reprendre une partie de leurs thèses – et être défaite sur ce point au XIe congrès du PCI en 1966. La comparaison avec SouB ne s’arrête pas là puisque dès le printemps 1963, au bout de trois numéros, l’équipe des Quaderni rossi connaît une scission : l’aile dite « des sociologues » (emmenée par Renato Panzieri et Vittorio Rieser) conserve le titre et souhaite se concentrer sur l’analyse des processus de production. L’autre partie des animateurs de la revue s’en va fonder Classe operaia, revue destinée à appuyer un « militantisme politique » et si possible une organisation proprement dite. Parmi eux, Mario Tronti, Rita Di Leo, Toni Negri, Romano Alquati ou Alberto Asor Rosa, qui s’investiront ensuite dans les groupes d’extrême gauche après 1968, en particulier Potere operaio (« Pouvoir ouvrier »), que créent en 1969 Toni Negri et Oreste Scalzone.

Le grand apport des deux revues, qui ne jurent que par la « centralité ouvrière », sera leur travail dit de « conricerca » (ou « recherche avec »). Des enquêtes de terrain dont les questionnaires sont, autant que possible, conçus avec les ouvriers eux-mêmes. Il s’agit « de partir du point de vue subjectif de l’ouvrier » et de « coller au plus près » de la réalité « nouvelle » de la classe ouvrière italienne – de moins en moins celle de la vieille « aristocratie » des ouvriers spécialisés du nord du pays, mais désormais celle des « ouvriers-masse ». Des « ouvriers sans qualification, immergés dans un processus de production de plus en plus parcellaire ». Et, le plus souvent, des « immigrés de l’intérieur », en provenance du sud agricole, venus travailler dans les usines turinoises, génoises ou milanaises. Ceux-ci sont beaucoup plus rebelles, et surtout moins soumis à la discipline syndicale et de parti, parfois porteurs de la mémoire des luttes des braccianti, ces ouvriers agricoles qui, à la Libération, occupèrent les terres des grandes propriétés latifundiaires. Les deux revues ne cessent ainsi de tenter de « comprendre la physionomie de cette nouvelle classe ouvrière » – ce qu’a alors bien du mal à faire le mouvement ouvrier traditionnel (PCI, PSI et syndicats) – et « d’aller voir comment fonctionnent les ateliers, comment travaillent les ouvriers, comment se mettent en œuvre les mécanismes de commandement ». Une démarche pour ensuite permettre « des initiatives de luttes, des revendications à partir du bas, de la base » … C’est cette « aventure » que raconte Mario Tronti, non sans souligner que, si l’histoire de l’opéraïsme en tant que telle s’est achevée avec la disparition des Quaderni rossi et Classe operaia (en 1966 et 1967), sa pensée et sa méthode demeurent actuelles dans l’élaboration possible d’une nouvelle politique d’émancipation. Sans oublier de préciser combien cette histoire intellectuelle fut d’abord « le roman de formation d’un morceau de génération » et une véritable « expérience d’amitié, un faire-de-la-politique ensemble né sur l’amitié » entre ses participants, qui, en dépit des ruptures, scissions et autres désaccords ponctuels ou durables, s’est étonnamment poursuivie jusqu’à nos jours.

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