Serge Tayssot-Gay et Khaled AlJaramani : « Une sorte de cartographie imaginaire »
Serge Tayssot-Gay et Khaled AlJaramani mêlent leurs univers dans un nouvel album. Et racontent ici cette expérience de fusion réussie.
dans l’hebdo N° 1239 Acheter ce numéro
Interzone est l’un des nombreux projets dans lesquels Serge Teyssot-Gay s’est investi depuis la séparation de Noir Désir, dont il était le guitariste. Ce duo formé avec le joueur de oud syrien Khaled AlJaramani existe depuis 2002 et avait déjà sorti deux albums. Un troisième, Waiting for Spring, paraît aujourd’hui. Bien plus qu’une simple rencontre entre deux musiciens de cultures différentes, son contenu met en évidence une complémentarité. Leurs styles et leurs sonorités se mélangent et créent un univers à part, ni rock ni « musiques du monde ». La fusion est idéale. Lors de notre entretien, Khaled, qui habite depuis peu dans notre pays, a évoqué ses déboires avec l’administration française. Une caisse de Sécurité sociale lui réclame des papiers qu’il n’a théoriquement pas à fournir. Serge propose de prendre du temps pour l’aider dans ses démarches. Preuve que l’entente entre les deux artistes dépasse le cadre musical.
Le précédent album d’Interzone datait de 2007. Pourquoi six ans de silence ?
Serge Teyssot-Gay : Nous avons fait un long break après les deux précédents disques et les tournées qui les avaient accompagnés. Pour pouvoir continuer à évoluer musicalement, il nous a semblé nécessaire d’arrêter de jouer ensemble pendant un moment. Chacun de nous tentant d’autres d’expériences, apprenant de nouvelles choses, jouant avec des personnes différentes. Ce que l’on entend sur 3e Jour/Waiting for Spring découle de cette pause. Désormais, nous mélangeons des thèmes composés en parallèle par nous deux, nous les malaxons. Ce que nous ne faisions pas auparavant.
Quelle a été l’idée directrice du nouvel enregistrement ?
S. T-G. : Il me fallait raconter quelque chose qui fasse écho à la situation de Khaled, déraciné, exilé syrien installé en France depuis décembre dernier. Il y avait l’envie de construire une sorte de cartographie imaginaire, personnelle à Interzone, dans laquelle la notion d’espoir serait très présente. Si l’album s’appelle Waiting for Spring (« en attendant le printemps »), ce n’est évidemment pas un hasard.
Khaled AlJaramani : J’ai utilisé des textes déjà existants. Le premier est un choix déjà ancien. Il a été écrit par Yahia as-Sohrawardi, un poète syrien assassiné en 1191 ; ses vers ont une grande profondeur, ils évoquent des choses très humaines. Les deux autres, en revanche, me sont venus de mémoire pendant l’enregistrement. C’est la musique jouée qui les appelait.
La musique de « Sur la route de Homs » semble avoir été composée dans des circonstances particulières.
K. A. : L’année dernière, j’ai été incarcéré en Syrie pendant une semaine. C’est durant le transport de la prison de Damas à celle de Homs, au milieu de soixante autres détenus, que l’idée du thème m’est venue. J’ai été arrêté parce que, cinq ans auparavant, j’avais laissé tomber mon travail de professeur de oud à l’université de Homs sans demander l’autorisation aux autorités, ce qui est formellement interdit dans mon pays. J’avais été jugé par la suite et je ne le savais pas. Alors que je partais pour la France, où je devais donner un concert avec Serge, j’ai été arrêté à l’aéroport.
Désormais, vous vivez à Paris ?
K. A. : En novembre dernier, j’y suis venu pour donner un concert et j’ai obtenu une bourse pour y rester trois mois de plus. Maintenant, je ne peux plus retourner dans mon pays, car lorsque je donne des interviews je manifeste très clairement mes opinions sur ce qui se passe en Syrie. Je sais donc que si j’y retourne, les services secrets m’y attendront.
Quelle est, justement, votre opinion sur la situation actuelle en Syrie ?
K. A. : Pour moi c’est très clair : il faut que la révolution aboutisse. Le régime est en grande partie responsable de l’essor des islamistes car, pendant quarante ans, il a interdit tout ce qui pouvait être politique et culturel, mais sans jamais toucher à la religion. À partir de 2003, il a instrumentalisé les extrémistes religieux. C’est donc assez logique qu’ils soient là aujourd’hui. Néanmoins, l’urgence, selon moi, c’est d’abord de venir en aide aux deux millions de Syriens déplacés à l’intérieur ou à l’extérieur du pays. Il faut par exemple savoir qu’il y fait très froid et que les habitants ne peuvent aujourd’hui plus se chauffer car le mazout est devenu inabordable. L’armée l’a réquisitionné pour faire la guerre.
Ce qui frappe, lorsqu’on écoute l’album, c’est la douceur dans le jeu de guitare.
S. T-G. : J’ai mis de nombreuses années à trouver cette quiétude. C’est l’aboutissement d’un long travail de recherche. J’avais la volonté d’aller vers quelque chose qui évoque la tranquillité, la lumière. Ma façon de jouer se devait d’être complémentaire à celle de Khaled. Il me fallait répondre au oud de façon reposée. J’avais le souci de produire de la beauté.
**Le CD sort en autoproduction, sur votre propre label discographique. **
S. T-G. : Créer un label est lié à une envie de continuer de faire mon métier par un autre biais que celui du musicien. J’apprends à réaliser entièrement des disques en tenant compte d’autres réalités, aussi bien matérielles que techniques. Je me préoccupe également de la partie « business » d’un enregistrement, car ma liberté passe aussi par là.
Pensez-vous qu’il existe une solidarité entre les différents acteurs de la scène musicale indépendante ?
S. T-G. : Contrairement aux producteurs, qui sont depuis longtemps organisés, les artistes ne communiquaient jusqu’ici pas vraiment entre eux. Heureusement, peu à peu, certaines choses évoluent. Je fais par exemple partie d’un regroupement de musiciens, la Gamme, où l’on se concerte sur différents problèmes, qu’ils soient liés au numérique ou à la diffusion « physique », qu’ils soient français ou européens. Il est temps que les artistes se demandent quels sont leurs droits et ne se contentent plus de se retrouver devant le fait accompli, décidé par les seuls producteurs. Il faut que les musiciens se structurent et disent quand ils sont d’accord et quand ils ne le sont pas. Nous ne sommes qu’au début de cette implication.
Avez-vous participé à la réédition de Tostaky, de Noir Désir, parue récemment chez Barclay ?
S. T-G. : J’ai donné mon accord, puisque contractuellement Barclay/Universal était obligé de me le demander. Pour moi, c’est juste un projet de maison de disques. Mais, à titre de document, je trouve l’idée intéressante. En sachant bien sûr que, si nous n’avions pas sorti à l’époque les inédits qui s’y trouvent, c’était parce qu’ils ne nous paraissaient pas d’excellente qualité.
Avec un peu de recul, comment voyez-vous la tentative de réactivation de Noir Désir en 2010 ?
S. T-G. : Nous avions commencé en 1981 et je crois que notre dernier concert a eu lieu le 15 décembre 2002 : c’était donc déjà une longue histoire. Tout ce qui s’est passé après, quand nous avons tenté de rejouer ensemble lorsque Bertrand Cantat est sorti de prison, est resté vain. Bertrand a laissé la porte ouverte à des interférences extérieures, musicales et extra-musicales, qui ont brisé notre équilibre.
L’avenir d’Interzone, lui, semble garanti.
S. T-G. : Nous allons tourner en duo en février et en avril, et en mars nous jouerons en quintette. Nous avions envie de trouver une autre formule, sans chant mais avec des cuivres et des percussions. Nous espérons que les deux projets pourront coexister sur la durée.
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