Un « printemps » qui dure longtemps
Loin des clichés, Gilbert Achcar tisse une analyse complexe des soulèvements arabes.
dans l’hebdo N° 1241 Acheter ce numéro
Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, jeune vendeur ambulant de Sidi Bouzid, s’immole par le feu, déclenchant par son acte une onde de choc qui traverse la Tunisie, puis l’Égypte, le Yémen, Bahreïn, la Libye et la Syrie. « En révolution, il n’y a pas de contagion par l’exemple sans terrain favorable »,* écrit Gilbert Achcar, pour qui ces insurrections trouvent leur source dans l’épuisement face aux pouvoirs autoritaires, certes, mais surtout dans une situation socio-économique devenue intenable. Reprenant de façon critique les indicateurs internationaux (produit intérieur brut, indice de développement humain…), l’auteur dresse le portrait de populations précarisées par une variante du système capitaliste propre à cette région.
Tandis que les États despotiques s’appuient sur la rente des ressources minières, le fossé se creuse toujours plus entre les bénéficiaires des régimes et les autres, femmes et jeunes notamment, relégués dans une économie informelle et précaire. Les « conditions objectives » d’une explosion sont réunies, selon l’auteur, qui s’interroge sur son évolution – de révolte à révolution – en étudiant acteurs des soulèvements. La place prépondérante des Frères musulmans, rattachés assez tard aux mouvements tunisien et égyptien, semble ainsi à relativiser. De même que cette « révolution facebook » qui a fait couler beaucoup d’encre. Si le rôle du « cybermilitantisme » paraît indéniable dans l’évolution de la révolte vers un soulèvement généralisé, son efficacité repose, selon Gilbert Achcar, sur des réseaux réels, tissés par des années de lutte économique et sociale, en Tunisie et en Égypte notamment. Et c’est dans l’organisation de ses acteurs que s’ancrent les révolutions, estime l’auteur.
Adoptant une interprétation résolument marxiste, Gilbert Achcar s’attache à décortiquer les poncifs formulés depuis deux ans sur ces soulèvements. À commencer par le premier : cette séduisante idée de « printemps » arabe qui soutient l’illusion d’un mouvement historique appartenant déjà au passé. Deux ans après, le « printemps » semble loin d’être terminé. Si la thèse est intéressante, la lecture de l’ouvrage demeure ardue pour qui ne possède pas les connaissances économiques et historiques relatives à cette région du monde. Et la précision, louable, de Gilbert Achcar n’ouvre pas à tous les portes de son raisonnement. Pourtant, l’analyse a le mérite de rassembler en un seul ouvrage une synthèse très large, permettant ainsi d’embrasser l’ensemble du paysage et d’esquisser quelques brouillons d’avenir.