Afghanistan, Syrie, Mali : les humanitaires à la peine
Les conflits des années 2000 ont marqué la fin de la neutralité des ONG, qui, prisonnières des rapports de forces, sont de plus en plus prises pour cible par les belligérants. Par Pierre Micheletti.
dans l’hebdo N° 1244 Acheter ce numéro
En marge et dans les prolongements de l’opération militaire en cours au Mali, se pose et se posera la question de la capacité de déploiement des ONG internationales. Elles vont devoir décider de l’opportunité d’un soutien à une population locale déjà confrontée, en sus de la violence de ces derniers mois, à une grande pauvreté, ainsi qu’à des conditions sanitaires préoccupantes. Une fois que la logique militaire de reconquête, d’allure conventionnelle, sera allée à son terme, au moins sur le papier, elle devrait conduire à la restauration de l’intégrité territoriale du pays. Émergera alors une phase plus durable, et plus délicate, consistant à maintenir le contrôle et la sécurité des vastes territoires qui composent le Nord Mali. En toute logique, c’est à ce moment-là que les acteurs de la solidarité internationale devraient être amenés à se redéployer. Cependant, l’argumentation du radicalisme religieux utilisée pour justifier l’intervention militaire française s’inscrit dans une certaine continuité. En rapport avec celle utilisée sur d’autres terrains de crises complexes, tels que l’Afghanistan, elle renforce une fois de plus la nouvelle polarité mondiale qui reprend les thèses développées par Samuel Huntington sur le « choc des civilisations ». Si les besoins humanitaires sont au Sud, les acteurs humanitaires, comme les principales sources de financement, sont au Nord et, dans une très large proportion, portés par des ONG issues des pays occidentaux. Les volontaires de la solidarité internationale se retrouvent ainsi eux-mêmes pris dans les mailles de ce que Georges Corm préfère appeler le « recours » au religieux, plutôt qu’un « retour » supposé du religieux [^2].
Dans bon nombre de cas, les ONG sont amenées à se déployer sur des terrains de conflits asymétriques, qui mêlent intimement comme substrats de la violence la pauvreté, la corruption politique, l’exacerbation des différences tribales, les trafics mafieux, le pillage des richesses naturelles et l’usage exacerbé des différences religieuses. Force est cependant de constater combien l’analyse se réduit souvent, dans les capitales occidentales, à un simplisme conduisant à essentialiser le fait religieux dans l’interprétation des causes de la violence. L’incapacité des ONG internationales occidentales à échapper à cette rhétorique les conduit vers une paralysie croissante dans leur capacité à être des acteurs universels de la solidarité internationale. Le prix à payer en termes d’insécurité atteint son seuil critique, traduisant qu’elles sont engluées, piégées par la rhétorique huntingtonienne. À l’heure actuelle, le système de repérages et d’enregistrements des actes de violence à l’égard des humanitaires est encore balbutiant, bien qu’il ait conduit à préconiser la mise en place d’un outil intégré, dit AWSD (Aid Workers Security Database). Mais certains travaux, tels ceux réalisés par le chercheur Abby Stoddard [^3], montrent d’ores et déjà que, sur les terrains de crises récentes majeures comme l’Irak, le Sri Lanka, le Tchad, l’Afghanistan, la Somalie et le Darfour, la part des actes de violence délibérée à l’égard des travailleurs humanitaires, sur le total des décès enregistrés sur le terrain, est allée crescendo, et que, parmi les mobiles identifiés pour ces actes de violence, le principal est celui de l’objectif politique. Les ONG humanitaires françaises, dont la structuration, dans sa forme contemporaine, date de la guerre du Biafra (1968), ont émergé sur un positionnement politique hérité des thèses de Tocqueville, se revendiquant comme des outils de contre-pouvoir, y compris dans leurs capacités à infléchir la politique étrangère de la France. Même si une relecture de leur histoire montre, dès le « mythe fondateur » du Biafra, des ambiguïtés originelles. Ce modèle, qualifié par Édith Archambault [^4] de « méditerranéen », a subi depuis le début des années 2000, et pour bon nombre d’ONG, des inflexions notables. En atteste le fait que le déploiement des organisations humanitaires françaises ne se fasse ou ne puisse se faire aujourd’hui, dans bon nombre de pays, que sur des zones contrôlées par des mouvements ayant la faveur des capitales occidentales. Les crises récentes de la Libye et de la Syrie constituent les dernières illustrations d’un repositionnement dont l’Afghanistan aura constitué un des terrains emblématiques, quant à la difficulté à pouvoir intervenir, dans des conditions acceptables de sécurité, sur des territoires contrôlés par les mouvements talibans. Cela a conduit, dans le cas de ce pays, à une véritable « inversion de paradigme » par rapport à l’époque soviétique, durant laquelle les organisations humanitaires étaient présentes essentiellement aux côtés de l’insurrection antisoviétique, ce qui, bien entendu, n’avait rien d’innocent [^5]. La zone sahélienne en général et le Mali en particulier placeront les principales ONG humanitaires françaises en présence des mêmes risques sécuritaires pour leurs équipes, rendant très difficiles leur accès à des populations en situation de besoins importants et urgents, et, partant, la possibilité d’apporter leur aide.
Diluées dans le maelström des organisations internationales, les ONG françaises ont ainsi de plus en plus de mal à convaincre les belligérants (ceux qui peuvent l’être) de leur neutralité, de leur impartialité et de leur indépendance politique et financière. Si cette évolution a été opérée de manière consciente par certaines d’entre elles, d’autres sont l’objet d’une confusion des images qu’elles déplorent. Les organisations humanitaires qui ont essayé de garder une réelle forme d’équidistance par rapport aux différents belligérants côtoient en effet nombre d’ONG, françaises ou étrangères, qui s’affichent sans complexes comme des outils de politique étrangère de leur pays d’origine, selon le modèle « scandinave » de la typologie d’Archambault. Les événements du Mali constituent la dernière illustration en date de la nécessité pour les ONG françaises de se démarquer des tendances du modèle scandinave qui s’impose. Il devient également urgent de réfléchir à une ouverture réelle vers des ONG sœurs, issues des pays non occidentaux, afin de faire évoluer les pratiques opérationnelles en même temps que pour aider le mouvement humanitaire français à trouver des solutions et des alliances nouvelles. Elles seules le mettront en situation de contourner la paralysie et les dangers auxquels l’expose la rhétorique du choc des civilisations, dans laquelle il est lui-même progressivement conduit à l’immobilisme.
[^2]: Voir Georges Corm, Pour une lecture profane des conflits , La Découverte, Paris, 2012.
[^3]: Stoddard Abby, Providing aid in insecure environments, 2009 update, Humanitarian Policy Group, Policy brief 34, ODI/HPG, Londres, avril 2009.
[^4]: « Le secteur associatif en France. Perspective internationale », Édith Archambault, in F. Bloch-Lainé, Faire société : la raison d’être des associations d’action sociale, Syros, p. ll-31.
[^5]: Voir « L’Afghanistan, nouveau paradigme humanitaire », Pierre Micheletti, 14 août 2010, le Monde.fr
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