Leïla Shahid : « Pour la paix en Palestine, il n’y a pas d’autre référent que le droit »
Ambassadrice de Palestine auprès de l’Union européenne, de la Belgique et du Luxembourg, Leïla Shahid était vendredi l’invitée de Politis, dans le cadre de la Semaine anticoloniale.
dans l’hebdo N° 1243 Acheter ce numéro
Devant une salle comble, vendredi 1er mars, à la Maison des métallos, à Paris, et après avoir rendu hommage à Stéphane Hessel, Leïla Shahid a répondu aux questions de Dominique Vidal [^2] et de Denis Sieffert. Nous publions des extraits de cet entretien dont on peut écouter l’intégralité sur le site politis.fr
Le 29 novembre dernier, l’Assemblée générale de l’ONU a accordé à la Palestine un statut d’État observateur. Quelle est la portée de cette décision ?
Leïla Shahid : Aujourd’hui, l’Union européenne a enlevé devant mon nom la mention « Autorité palestinienne », et j’ai accédé au mot « Palestine ». C’est important parce que la Palestine est un pays, une histoire, une mémoire. « Autorité palestinienne » n’est ni un pays, ni une mémoire, ni même un espace, c’est la manière dont nous sommes mentionnés dans les accords d’Oslo [de 1993, NDLR]. Ce qui est important, c’est que le lieu revienne au lieu, le pays au pays. Parce que, à part l’Atlantide, aucun pays n’a disparu pour être remplacé par un autre […]. Le retour de ce nom a une signification forte, pas seulement à cause de l’espace, mais comme tribut et hommage au courage d’un peuple. Pour toutes les familles de Palestiniens, qu’elles soient réfugiées dans les camps, sous occupation militaire ou diasporiques, ça donne un sens à leurs sacrifices. Ce que l’ONU a dit, c’est que la Palestine a une frontière, qui est celle de 1967, elle a une capitale qui s’appelle Jérusalem-Est, et des droits, à l’autodétermination, à la souveraineté, au retour des réfugiés, et ce sont des droits inaliénables. Ce vote n’est pas « symbolique ». Il est plus que ça : il est juridique […]. Au sujet de la reconnaissance de la Palestine comme État, certains jeunes Palestiniens s’interrogent : à quoi ça sert ? C’est une manière indirecte pour le président Mahmoud Abbas de faire le bilan de vingt années de négociations bilatérales en tête-à-tête avec les Israéliens. Huit gouvernements différents, huit Premiers ministres israéliens, le neuvième étant monsieur Netanyahou-bis. Et, en vingt ans de négociations, la situation sur le terrain a empiré. Avec la complicité des 193 États membres de l’Assemblée générale des Nations unies, et en particulier des 15 États du Conseil de sécurité, et des 27 États membres de l’Union européenne […]. Mahmoud Abbas, pendant vingt ans, a accepté toutes les règles de bienséance. Il a renoncé à la lutte armée, il a négocié avec les Israéliens de tous gouvernements confondus. L’important, aujourd’hui, c’est de dire que cette période est terminée […]. C’est la fin de cette phase de négociations bilatérales entre nous et les Israéliens. Vos États, les membres de l’Assemblée générale, ceux qui ont voté et les autres sont désormais obligés de faire respecter le droit des Palestiniens à l’autodétermination, à la souveraineté, à la paix et à une vie normale.
Mais le développement des colonies ne ruine-t-il pas la solution à deux États ?
Tout au long de la soirée, Leïla Shahid a enfoncé le clou de la stratégie des Nations unies. La stratégie de la reconnaissance de l’État palestinien par la communauté internationale. Il s’agit, selon elle, de tirer toutes les conséquences du vote qui, le 29 novembre dernier, et à une écrasante majorité, a conféré à la Palestine un statut d’État non-membre des Nations unies. Non seulement les États qui ont soutenu par leur vote cette démarche doivent aujourd’hui passer à l’étape de la reconnaissance bilatérale, mais ils devront appuyer à l’avenir toute action de l’Autorité palestinienne en direction de la Cour pénale internationale. L’ambassadrice de Palestine auprès de l’Union européenne en appelle à leur cohérence. Elle a clairement souligné que le temps du tête-à-tête entre l’Autorité palestinienne et les dirigeants israéliens était révolu. La communauté internationale doit se réimpliquer dans la recherche d’une solution conforme au droit.
La solution d’un État binational a un côté utopique, mais n’a-t-on pas à craindre une situation d’un seul État non pas voulu mais subi, conséquence de cette colonisation massive ?
On n’a pas à craindre, on craint déjà. Sur le terrain, la colonisation est un des éléments qui ont déjà défiguré Jérusalem. La Cisjordanie est déjà coupée de Jérusalem. Mais si un jour le gouvernement israélien veut négocier et dire : tout ce qui est à l’est revient aux Palestiniens ; et si les Palestiniens veulent pratiquer des échanges de territoire, tout devient possible. Malgré le mur, les colonies et le pillage de l’eau ! Parce que ce qui est important, c’est ce qu’il y a sous les colonies. Certes, les Israéliens ont construit leur économie sur nos nappes phréatiques et cela rend tout compliqué. Mais il y a aussi, côté israélien, des « bien-pensants » qui disent qu’il faut à tout prix quitter le territoire palestinien parce que, si on continue comme ça, on va aboutir à un État qui, en raison du différentiel démographique, aura en 2020 une majorité non juive. C’est la peur de l’État unique imposé [par la démographie. NDLR], qui est devenue malheureusement le seul argument de la gauche israélienne. Celle-ci ne dit pas « nous ne voulons pas garder les territoires parce qu’il faut respecter le droit du peuple palestinien », mais « nous ne voulons pas garder les territoires car ils nous empêchent d’être un bon état démocratique juif ».
Mais on peut craindre aussi la faillite de l’Autorité palestinienne…
Le peuple a éclaté en 1948. La majeure partie a été déportée de son pays. […] La seule chose qui a réuni les Palestiniens, c’est une entité symbolique : l’OLP. Moi, je l’appelle « la patrie en exil ». Elle les a réunis dans l’esprit de leur diversité : c’était ça, le génie d’Arafat ! L’OLP n’est pas un parti unique. Plus que jamais l’OLP est légitime, Ce qu’il faut défendre bec et ongles, c’est le droit des Palestiniens d’être représentés par une institution nationale qui est leur mémoire et leur histoire, leur sacrifice de plus de soixante ans. Aujourd’hui, nous demandons des élections non seulement du conseil législatif, mais aussi du Conseil national palestinien, c’est-à-dire des Palestiniens de la diaspora, pour reconstruire les institutions qui représentent les Palestiniens.
Qu’est-ce qui peut faire bouger les choses aujourd’hui ? Obama 2, la troisième Intifada, l’Europe ?
La plus importante des cartes que nous ayons en main, c’est la capacité du peuple palestinien à retrouver son unité. Et cela pas seulement entre le Hamas et le Fatah. Parce que si des apparatchiks se réconcilient et signent des papiers, et s’il n’y a pas une refondation du tissu social qu’Israël a atomisé, ça ne servira à rien. Il faut maintenant voir la vitalité d’une société qui reprend son esprit d’Intifada. « Intifada », en arabe, ça veut dire celui qui était cassé, abattu, qui avait perdu confiance en lui et qui se redresse ! Et c’est un mouvement sur soi, pas contre les autres, c’est un mouvement réflexif d’une personne ou d’une collectivité. Elle reprend confiance en elle-même et reprend son destin en mains. Ce n’est pas un hasard si les citoyens à Tunis et au Caire appellent leurs révoltes « Intifada ».
Un rapport européen, rendu public, établit un constat alarmant sur la colonisation de Jérusalem-Est, et demande des sanctions contre Israël.
Les Palestiniens sont ouverts à l’égard de l’UE, non parce qu’ils préfèrent M. Von Rompuy à M. Obama, mais parce qu’ils voient ce que l’Europe fait dans les municipalités pour l’eau, l’électricité, et dans leur vie quotidienne. Mais je crois aussi qu’il y a une frustration devant une certaine absence de courage. Ah, si le Conseil des ministres européens, qui se réunit une fois par mois, disait que le rapport est un rapport officiel ! Cela fait cinq ans que les consuls européens publient des textes qui mettent en garde contre l’annexion complète de Jérusalem. Aujourd’hui, excédés, ils ont pris leur courage à deux mains et ont fait des recommandations : interdire les visas aux collaborateurs de l’armée israélienne, refuser de rencontrer les politiques israéliens à Jérusalem-Est, exiger la réouverture de la Maison d’Orient [située à Jérusalem-Est et fermée par Israël en 2000, NDLR]. Ce sont des mesures concrètes. Et, sachant que leurs rapports vont tous les ans à la poubelle, ils l’ont transmis cette année à la presse […]. La France, l’Espagne, l’Angleterre doivent reconnaître l’État palestinien. Il faut des reconnaissances bilatérales […]. Les 14 États européens qui ont voté à l’ONU, pour être logiques, devraient reconnaître l’État palestinien. La reconnaissance est une grande bataille, et une carte importante. Nous allons signer toutes les conventions internationales, celles de Vienne, Rome, Genève… Si Israël ne veut pas nous écouter sur la question des colonies, alors peut-être écoutera-t-il la Cour pénale internationale. Parce que la construction de colonies dans des Territoires occupés est un crime de guerre. On en revient toujours aux droits de l’homme, au droit international, au droit humanitaire, car nous n’avons pas d’autre référent. Sinon, on est obligé de parler de Torah, de Coran et de Bible. Il n’y a pas d’autre référent que le droit pour que le monde vive en paix. Et je pense que, s’il y a eu une telle réaction à la disparition de Stéphane Hessel, c’est que, lorsque tout le monde parlait de realpolitik, de rapport de force et de lobbies, lui disait : « La seule alternative, c’est le droit. »
[^2]: Dominique Vidal, journaliste et historien, a notamment publié, avec Bertrand Badie, l’État du monde 2013, aux éditions La Découverte.