« Los Salvajes », « La Cité rose » : Variations sur l’enfance nue
Los Salvajes, d’Alejandro Fadel, et la Cité rose, de Julien Abraham : deux regards très différents sur des jeunes défavorisés.
dans l’hebdo N° 1246 Acheter ce numéro
L’un vient d’Argentine, l’autre a été réalisé en France. Deux films sur les écrans cette semaine, Los Salvajes, d’Alejandro Fadel, et la Cité rose, de Julien Abraham, jettent un regard sur l’âpreté de l’existence vécue par des enfants et des adolescents dans notre monde contemporain. Les différences entre ces deux films – très dissemblables dans leur récit et leur parti pris formel – en disent long sur ce que les cinéastes veulent montrer, ici et là, de leurs personnages en butte aux difficultés, et de leur environnement a priori difficile. Dans Los Salvajes, les personnages s’évadent dès les premières minutes du centre de redressement pour mineurs où ils sont détenus. Une fille et quatre garçons, dont un plus jeune que les autres. En fuyant, l’un d’eux tire sans justification sur un des hommes qui les encadraient. On apprendra plus tard, de la bouche de l’adolescent, que celui qu’il a tué l’avait aidé lors de son arrivée dans le centre de détention.
Les personnages sont posés d’emblée comme en profonde rupture, mais le film n’emprunte pas pour autant les chemins déjà connus d’un réalisme cru. Même s’ils semblent savoir où ils veulent aller, les adolescents sont d’abord plongés dans le magnifique paysage accidenté de la pampa argentine, en plein cœur du pays, avant d’être comme absorbés par lui. Contrairement à Gerry, le film de Gus Van Sant, où deux garçons se perdent dans des territoires arides, tendant ainsi vers l’abstraction, les adolescents de Los Salvajes jouissent d’abord de l’opulence de la nature, notamment d’une rivière. Puis le groupe se délite. Même si quelques confidences ont été prononcées, si la fille et un des garçons ont partagé des moments de quasi-tendresse, chacun se retrouve toujours plus seul, au point que le récit les conduit l’un après l’autre à sortir littéralement du champ. L’un est tué par les propriétaires d’un troupeau, un autre retourne vers la ville, etc. Le plus jeune sera l’unique personnage à rester jusqu’au bout.
Le pari de Los Salvajes repose avant tout sur la mise en scène, qui alterne les plans d’ensemble (l’amplitude visuelle des westerns n’est jamais loin) et, de plus en plus nombreux, les gros plans. Alejandro Fadel a travaillé avec de jeunes comédiens non professionnels, issus des mêmes milieux sociaux que ses personnages. D’où, insérée dans la fiction, cette impression de reportage sur les regards, les corps, les peaux, les expressions ou encore les rires de ces gamins dont on devine les vies heurtées. Pour eux, l’expérience singulière du tournage s’est doublée d’une aventure. Le cinéaste souligne le rôle des conditions de tournage dans le résultat final : en autarcie et dans un milieu très incommode. À l’écran, la matérialité des choses et des êtres en est accentuée. Le vent qui souffle dans les herbes hautes, le vol d’un aigle ou le grognement d’un sanglier y prennent tout leur relief. Mais le film change peu à peu de dimension. Les délinquants du début sont retournés à l’état sauvage. Puis le plus jeune garçon, resté seul avec des chiens perdus, a un rapport plus contemplatif à ce qui l’entoure. La métaphysique entre dans Los Salvajes. Peut-être de façon trop voyante ou trop grave. Et le salut des « sauvages » (ou de leurs âmes), que semble finalement accomplir le film, n’est pas ce qui nous touche le plus. Il n’empêche que ce premier long-métrage d’Alejandro Fadel est, au sens fort du terme, impressionnant.
Changement de décor avec la Cité rose, qui nous emmène à Pierrefitte, en Seine-Saint-Denis, dans une cité qui porte réellement ce nom. Faire un film en banlieue est aujourd’hui presque impossible. Trop de lieux communs embarrassent la vue. On voudrait tellement qu’elle ressemble à son image médiatique : jungle ultraviolente, prison pour les filles à cause de l’islam, terre d’humus pour l’islamisme… Par le passé, quelques-uns se sont excellemment sortis de ce piège à clichés, Rabat Ameur-Zaïmeche par exemple. Julien Abraham en fait autant, avec une œuvre qui croise la comédie et le film noir. Film choral, la Cité rose adopte le point de vue des enfants, en particulier celui de Mitraillette (Azize Abdoulaye Diabate), gamin gai et intelligent, élevé par sa mère seule. Il a un copain un peu plus âgé, Isma (Idrissa Diabate), d’abord guetteur pour les caïds du marché de la drogue dans la cité avant de s’engager plus avant dans ce trafic. Alors que le frère aîné de celui-ci, Djibril (Ibrahim Koma), étudiant en droit, est amoureux de Lola, une jeune fille blanche. Si, sur le papier, cette distribution des « rôles » dans la cité peut paraître stéréotypée, il n’en est rien à l’écran.
Vif, enlevé, très écrit – même si les jeunes comédiens, pour plusieurs d’entre eux issus des cités, ont pu introduire leurs propres expressions dans les dialogues –, la Cité rose est surtout porté par une énergie cinématographique qui permet au film d’être toujours juste. Sans démagogie : les préjugés ne sont pas l’apanage de ceux qui sont extérieurs à la cité (cf. la scène entre Djibril et l’avocat), et la violence interne n’est pas seulement un mot. Cependant les personnages portent en eux la complexité de ce qu’ils vivent comme un ferment d’enrichissement avant d’être forcément un problème. Ainsi, la question des origines est joliment soulevée à propos de Mitraillette, fils d’une Guadeloupéenne chrétienne et d’un Africain musulman. Quand le garçon prend conscience que cette diversité le traverse, il consulte à la bibliothèque un livre aux superbes images sur les différentes conditions des Noirs dans l’histoire. La Cité rose donnerait-il à voir que la vie dans les cités est contrastée et que les quartiers devraient être réputés « sensibles » parce qu’ils recèlent aussi de la sensibilité, de l’amour et de l’attention à l’autre ? En propose-t-il une autre représentation que celle induite par la thèse raciste de l’ « ensauvagement » de la société, hélas à la mode ? Certainement. Mais au gré d’un film qui ne cède rien à l’humour ni au spectacle. Une belle surprise.
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