Pour en finir avec Taylor et Ford
Bruno Trentin analyse les difficultés de la gauche occidentale à se renouveler face à l’effondrement du modèle d’organisation scientifique du travail.
dans l’hebdo N° 1246 Acheter ce numéro
On sait combien Marx a critiqué le socialisme dit « utopique » pour mettre en avant le « socialisme scientifique ». Le mouvement ouvrier dans son immense majorité (en dehors de certaines tendances libertaires ou syndicalistes révolutionnaires, vite marginalisées en son sein au début du XXe siècle) a fait sienne cette injonction. À la même époque, l’introduction du scientific management conçu par Taylor se traduit par une parcellisation extrême du travail, une division rigide entre tâches répétitives d’exécution et tâches intellectuelles de conception ou d’élaboration (c’est-à-dire entre « penseurs » et « faiseurs » ).
Cette méthode a bouleversé l’organisation de la production industrielle, mais aussi l’analyse de la gauche sur le travail subordonné et le « rapport d’exploitation ». Il faudra attendre, dans les années 1960 et 1970, les analyses élaborées par une partie du courant opéraïste italien (mettant en exergue l’aliénation de « l’ouvrier-masse » ) ou les critiques vis-à-vis du « productivisme fordiste » d’une écologie politique naissante (grâce à André Gorz ou Félix Guattari) pour voir un début de remise en cause de l’organisation tayloriste du travail et du système fordiste « développementiste » des « forces productives ». En dehors de ces exceptions visionnaires, l’ensemble du mouvement ouvrier considéra et adopta « la culture tayloriste et fordiste » au lendemain de la Première Guerre mondiale comme une véritable « idéologie du progrès ». À partir de là, cette culture – devenue hégémonique – irrigue le « logiciel » de la gauche, tant aux États-Unis qu’en Europe occidentale, et plus encore parmi les dirigeants et la bureaucratie des pays du « socialisme réel ». Depuis la fin des Trente Glorieuses et l’effondrement du bloc soviétique, la remise en cause du système fordiste et l’abandon (partiel ou total) de l’organisation tayloriste du travail, dûs notamment aux nouvelles technologies de l’information et à la tertiarisation progressive des économies occidentales, ont plongé la gauche dans une crise profonde. Une gauche soudainement incapable de proposer un nouveau projet de société d’envergure et émancipateur pour les travailleurs. Tel est le constat de Bruno Trentin, fruit de la « conviction longuement mûrie » et d’années d’observations au sein du monde du travail de cet éminent syndicaliste italien, disparu en 2007. Issu d’une famille d’antifascistes exilés en France, membre du PCI dès 1950, député dans les années 1960, il dirigea longtemps la puissante fédération des métallos de la CGIL, l’équivalent de notre CGT, avant de devenir secrétaire général de la confédération de 1988 à 1994. Critique acerbe, depuis longtemps, de l’expérience du socialisme réel, il accepte l’abandon de la « référence » communiste en 1991, lorsque le PCI change de nom, tout en restant à l’aile gauche du tout nouveau Parti démocratique de la gauche.
D’une grande érudition, ce livre, paru en 1998 et traduit aujourd’hui, se veut d’abord un bilan des erreurs commises par le mouvement ouvrier. Lequel fit un « dogme » de l’organisation scientifique taylorienne du « travail subordonné » et de la « rationalisation industrielle ». Celles-ci, note l’auteur, n’ont cessé de « régner », tant « sur les idéologies dominantes de la gauche européenne » que sur « le productivisme autoritaire du socialisme réel », après leur adoption par Lénine, Gramsci ou Mao. De façon passionnante, Trentin montre aussi combien cette « hégémonie culturelle » du « taylorisme-fordisme » a non seulement gagné la gauche mais, au-delà, « devait influencer de manière profonde et durable de nombreux domaines de la recherche scientifique, de la sociologie, de la littérature et des arts ». Depuis les arts figuratifs ou l’architecture (chez Le Corbusier ou Louis Kahn), la sociologie ou la psychologie « motivationnelle » ou « behaviouriste » jusqu’à la « littérature socio-économique inhérente aux problèmes de la planification de l’économie et de la réorganisation fonctionnelle de l’État » … Mais l’ouvrage ne s’en tient pas à un réquisitoire politico-historique. L’auteur cherche surtout à tirer les leçons des égarements du passé du mouvement ouvrier. Face à la « crise d’identité qui frappe la gauche », quand le « modèle tayloriste-fordiste et ses cultures productivistes, industrialistes et évolutionnistes se dérobent sous les pieds de mouvements sociaux et politiques qui luttaient, dans l’attente du socialisme, pour une meilleure distribution des ressources produites par ce modèle “neutre” et scientifique d’organisation de l’entreprise et de la société », il s’agit de se remettre à élaborer « un projet crédible et mobilisateur » concernant « la liberté du travail » et « l’égalité des opportunités ». En commençant par rompre avec cette « idéologie du progrès », ou plutôt avec « ce qui est désormais le squelette de cette idéologie ».