Tunisie : La révolution fait du surplace
Deux ans après la chute de Ben Ali, la société est plus libre, mais le pouvoir islamiste tente d’imposer ses convictions sans apporter de solutions à la crise économique. Envoyé spécial à Tunis, Patrick Piro.
dans l’hebdo N° 1246 Acheter ce numéro
Amal et Béchir sont amoureux et en colère. Ils ne demandent pas grand-chose : pouvoir louer un deux-pièces, manger normalement et sortir parfois boire des bières avec les copains. Comme ce soir-là, dans ce café animé de la rue de Marseille à Tunis. Amal étudie l’audiovisuel. Béchir est styliste, et son plan pour vivre avec son amie passe par Dubaï. Il a décroché un « précontrat » chez une multinationale de la fringue, où il débutera comme stagiaire. Il attend son visa. « Je vais gagner deux fois moins qu’un boulot équivalent ici, je ne pourrai pas rentrer au pays avant deux ans, nous allons souffrir, mais quelle autre voie ? La Tunisie, c’est mort ! » D’un petit job à l’autre, ils rassemblent chacun quelque 500 dinars par mois [^2]. « Il m’en reste 50 quand j’ai tout réglé, calcule Amal. Quand je veux me payer un jean, je jeûne… » Elle donne des coups de main à la préparation du Forum social mondial (FSM) qui se tient du 26 au 30 mars à Tunis.
En janvier 2011, Béchir jetait des pierres contre la police avec cette jeunesse qui a « dégagé » Ben Ali. Il a entendu siffler les balles. L’une d’elles a tué un de ses copains à côté de lui. « Il s’appelait Helmi. Ça veut dire “rêve”, en arabe. » Le propos paraissait inconcevable il y a quelques semaines encore, mais Amal et Béchir ne sont pas les seuls à l’oser, au sein d’une jeunesse plus que frustrée : « C’était mieux avant… » La Tunisie compte un million de sans-emploi, dont une cohorte de près de 400 000 « diplômés-chômeurs » produits par une usine universitaire pour répondre aux besoins de marchés internationaux qui se sont effondrés. Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) a réalisé une étude édifiante : depuis deux ans, 40 000 jeunes Tunisiens ont fui leur pays pour tenter leur chance ailleurs, en Italie principalement. « On n’a jamais vu une telle vague d’émigration !, s’étonne Abderrahmane Hedhili, président du FTDES et coordonnateur du FSM 2013. Ils ont vite compris que leur avenir était bouché. La plupart ont fui le Grand Tunis pauvre, plutôt que d’avoir à choisir entre la criminalité et les salafistes. » Des dizaines de jeunes du Front populaire, qui rassemble une quinzaine de petits partis de gauche, défilaient le 20 mars sur l’avenue Bourguiba, agora politique quasi permanente de Tunis. Comme chaque mercredi depuis le 6 février, date de l’assassinat de leur leader Chokri Belaïd, ils réclament la vérité à Ennahda, le parti islamiste porté au pouvoir en octobre 2011 après l’élection de l’Assemblée chargée de rédiger une nouvelle constitution. Sofien, du bassin minier de Gafsa, foyer de la révolte de 2008 qui a préludé à la révolution de 2011, explique que le ministre du Travail les a envoyés cueillir les olives pour les occuper. « Prix des légumes doublé, hausse des tarifs de l’énergie, des transports, des taxes… Ici, c’est la merde, s’échauffe Sioud. Ça s’est même dégradé : le même modèle libéral que sous Ben Ali, mais les riches sont plus riches ! »
Syndicats, mouvements de femmes, de défense des droits, étudiants… Ils sont unanimes : la révolution a été trahie. « Certes, nous saluons le retour de la liberté de parole ou l’essor de médias indépendants, commente Saïda Ben Garrach, de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), mais les mouvements de la société civile, qui ont été au cœur des journées de janvier 2011, ont vu leur révolution confisquée par le pouvoir. » Depuis un an et demi, Ennahda s’est distingué en tentant d’imposer la religion comme référence à la constitution en chantier, ou en s’attaquant au statut de la femme (voir ci-contre). « Rien de tout cela n’apparaissait dans son programme », relève l’avocate Radhia Nasraoui, présidente de l’Association de lutte contre la torture. Chômage, indépendance de la justice, réforme de la police, éradication de la corruption : « Les promesses se sont évanouies. Nous avons été dupés. » Depuis quelques semaines, se dresse le spectre d’un nouveau cycle de déstabilisation. En novembre dernier, dans la ville de Siliana, la police tire délibérément à la chevrotine et blesse plus de cent jeunes chômeurs qui manifestaient contre Ennahda. Les mouvements sociaux et l’opposition se disent convaincus que le parti a couvert l’assassinat de Chokri Belaïd, attribué à des groupes islamistes radicaux. « Une nouvelle forme de violence s’est installée, notamment dans les quartiers pauvres, avec la montée des salafistes et les jihadistes qui alimentent une peur au sein de la société, observe l’avocat Ayachi Hammami. Ennahda est complaisant envers eux, et sa frange la plus conservatrice pousse à “fermer la gueule” aux gauchistes, aux “athées corrompus par l’Occident”, etc. » Mais qui souffle sur le feu , qui tire les ficelles ? La question pourrait devenir centrale sous peu, alors que le parti au pouvoir a déjà perdu une bonne partie de son crédit au sein de l’opinion et fait aujourd’hui ouvertement part de ses divisions. « Y a-t-il “partage des tâches” entre les extrémistes et Ennahda, ou bien impuissance du pouvoir face à la radicalisation ?, s’interroge Abdeljelil Bedoui, professeur d’économie et cadre de l’Union pour la Tunisie, pôle rassemblant des partis centristes et de gauche modérée. Il y a de l’argent et des armes en circulation, on ne peut pas éluder une aggravation. » Cependant, si quelques observateurs redoutent qu’elle soit « inévitable », personne ou presque au sein des mouvements sociaux ou de l’opposition politique n’imagine la Tunisie au bord du chaos. Après la stupéfaction provoquée par le meurtre de Chokri Belaïd, la société tunisienne a manifesté un sursaut de responsabilité, constate Mouhieddine Cherbib, du Comité pour le respect des libertés et des droits de l’homme, qui vit à Paris, « elle ne se reconnaît pas dans ce genre d’événement, qui heurte toutes ses traditions ».
À son corps défendant , et alors que l’opposition politique, trop divisée, n’apparaît pas aujourd’hui en mesure d’exploiter le fléchissement du pouvoir, voilà de nouveau la société civile portée sur le devant de la scène. « Le peuple a compris la vraie nature de ce pouvoir, nous sommes en train d’organiser la lutte pour reprendre la marche vers la démocratie », explique Fethi Ben Ali Dbek, l’un des animateurs de la puissante centrale syndicale UGTT, pivot de toutes les mobilisations dans le pays. « Les mouvements ont confiance en eux, ils ne vont pas baisser les bras. Nous avons désormais accepté le fait que le processus démocratique prendra des années », convient Alaa Talbi, jeune directeur des projets au FTDES.
[^2]: soit 250 euros.