« Vie et mort de Paul Gény » de Philippe Artières : Les costumes de l’historien
Dans Vie et mort de Paul Gény et Reconstitution, Philippe Artières enquête de plusieurs manières sur le meurtre d’un aïeul.
dans l’hebdo N° 1244 Acheter ce numéro
Qui a entendu parler du père Paul Gény ? Bien que l’homme, un jésuite, ait développé en son temps une pensée philosophique, la postérité n’a pas gardé son nom, et les circonstances de sa mort – assassiné dans une rue de Rome en 1925 alors qu’il avait 52 ans – ne l’ont pas davantage inscrit au Panthéon des faits divers. Bref, ni Paul Gény ni son assassin, un certain Bambino Marchi, soldat de son état, ne sont restés dans les mémoires.
Ce sont précisément ces personnages « ordinaires » qui sont le matériau de l’historien Philippe Artières. Celui-ci, dans la lignée de Michel Foucault et d’Arlette Farge, retrouve leurs traces dans les archives, leur rend une existence et les fait résonner avec leur époque. Le fait que Paul Gény soit un aïeul de l’auteur – son arrière-grand-oncle – ajoute une dimension personnelle à sa recherche. Vie et mort de Paul Gény fait partie de ces livres dont on se dit qu’ils ne pouvaient paraître avec plus de pertinence dans la collection « Fiction & Cie » du Seuil. Car le mélange des genres est ici la règle. Le « & Cie » recouvre la citation de sources, la plongée dans les archives, le reportage dans Rome ou encore la relation autobiographique, le tout débouchant sur la mise en scène d’un triptyque, Paul Gény, Bambino Marchi et celui qui les « ressuscite », Philippe Artières, triptyque qui n’est pas sans activer de la fiction. Cette présence de l’auteur dans le texte, nullement narcissique, n’occulte en rien la mise au jour des deux personnages historiques. On découvre ainsi peu à peu le parcours de Paul Gény. Ce qui a fait la richesse de sa pensée. Le professeur dévoué qu’il fut. Ou le courage qui a été le sien, au nom de l’amour de son Dieu, quand il était aumônier pendant la Première Guerre mondiale. Les pages de ses carnets au front, en 1915, ne manquent pas d’impressionner. De la même manière, la figure de Bambino Marchi se trouve ici éclairée. Plus enfoui encore dans l’oubli que Paul Gény, l’assassin de celui-ci a croupi pendant des années dans un asile, ayant été déclaré irresponsable du meurtre. Il est a priori une énigme totale. Mais sa traque dans les archives donne des résultats. À partir de ces documents du passé, finalement pas si maigres, parfois signés de la main même de Marchi, Philippe Artières fait des projections. Il imagine, procède par analogies, et révèle ce que le crime de ce jeune homme fragile doit à l’époque : « Tout avait sans doute commencé avec la Grande Guerre et la mort de la mère ; la montée du fascisme, les violences quotidiennes du milieu des années 1920 avaient pesé sur lui et, sans qu’on puisse l’affirmer totalement, armé son bras meurtrier. »
Mais si intéressants que soient Gény et Marchi , les méthodes auxquelles l’auteur a recours pour les faire revivre sont tout aussi passionnantes. Elles forment en elles-mêmes l’un des sujets de Vie et mort de Paul Gény ainsi que celui d’un autre livre de Philippe Artières qui paraît simultanément, Reconstitution. Il s’agit moins des techniques de l’historien que de la manière dont l’auteur fait feu de tout bois pour multiplier les voies d’accès à ses personnages. Parmi celles-ci : Artières revêt la soutane, et, avec deux amis artistes qui le photographient, reconstitue la dernière heure de Paul Gény jusqu’à son meurtre. D’où le titre du livre, Reconstitution, à l’image d’une reconstitution judiciaire mais ici sans juge ni accusé. Le texte de Philippe Artières qui accompagne les photos, ainsi que certains passages de Vie et mort de Paul Gény abordent finalement les questions concernant les motivations de l’historien. En plus de celles, classiques, d’ordre scientifique, voire civique, il y en a de plus intimes, qui touchent parfois à l’inconscient ou à la relation avec les morts. Mais l’auteur évite heureusement le registre de la confession. Pas d’impudeur, mais quelques pages mystérieuses, où il est par exemple question de traverser Rome à pied pour se rendre à un rendez-vous avec une psychanalyste. « Elle apparaît dans l’embrasure [de la porte], elle lui tend la main et l’invite à entrer : ça commence désormais. Mais ça ne s’écrit pas. » Si le geste de l’historien consiste à faire passer dans la lumière des anonymes oubliés, sa démarche comporte aussi un éloge de l’ombre.
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