Vivante danse macabre

En mêlant les disciplines, Julie Bérès explore l’imaginaire du grand âge, entre malice et gravité.

Anaïs Heluin  • 7 mars 2013 abonné·es

Une créature hybride, mi-danseuse étoile, mi-harpie au dos voûté trimballant d’éternels sacs en plastique, émerge de l’ombre pour y replonger presque aussitôt. Le temps de parcourir un plateau aux nombreux trompe-l’œil, plein d’issues invisibles où se faufiler. Sortie tout droit de l’imaginaire détraqué par l’approche de la mort d’un septuagénaire prénommé Jacques (Christian Bouillette), cette chimère est la plus incroyable du cortège d’êtres bizarres défilant dans la semi-pénombre de Lendemains de fête, la dernière création de Julie Bérès. Aux côtés de cette ballerine monstrueuse chante un chœur amateur aux manières furtives de petite souris apeurée. Et pirouette maladroitement un jeune homme affublé d’une perruque blanche. Avec ses compagnons dans l’étrange, il compose une gamme burlesque des différentes réactions humaines face à la grande faucheuse. Aussi comique que tragique, grandiose autant que frivole, cet éventail de rapports à l’inéluctable semble d’autant plus foisonnant qu’il est issu du seul esprit du vieux Jacques. En déployant un subtil mélange de théâtre, de chorégraphie mise au point par Stéphanie Chêne, de cirque avec les jeunes Matthieu Gary et Vasil Tasevski, et de musique, les interprètes de ce délire poétisent la décadence physique, la perte de mémoire et autres affres du grand âge. Un onirisme qui laisse place à quelques scènes réalistes du quotidien de Jacques, des réflexions sur le sens de la vie ou des souvenirs.

Habile à osciller entre une malice quasi enfantine et une gravité empreinte d’angoisse, Christian Bouillette est le maître de la danse macabre accomplie par ses fantasmes. En partie, du moins, car bien des choses lui échappent, à ce chef d’orchestre lui-même dominé par une force contre laquelle il ne peut rien. Lendemains de fête est donc une forme de jeu de chaises musicales où le réel le dispute au songe, et la mort à la vie. Mais cela sans violence, dans la douceur irréelle d’un univers aux lois biscornues où l’apesanteur et la causalité sont sans cesse battues en brèche par une anarchie absolue, celle qui régit les nuits des grands rêveurs. Paysage intime autant qu’espace concret, cette bulle étrangère aux contraintes terrestres est matérialisée par un dispositif scénique des plus harmonieux et sophistiqués. Composé d’une copie sommaire d’appartement et d’un jardin fabuleux imaginé par le vidéaste Christian Archambeau, ce dernier semble symboliser une opposition entre raison et fantaisie. Mais, très vite, on s’aperçoit que ces deux zones sont poreuses, qu’elles communiquent entre elles. Le sol du logement ne tient pas en place, il ne cesse de se déplacer au gré des allers et retours du protagoniste entre passé et présent. Il cache aussi une toile de trampoline sur laquelle viennent tour à tour rebondir les créatures issues de l’ombre. Le petit coin de nature numérique est quant à lui investi par les paroles du philosophe Jankélévitch, qui, dans la bouche de Christian Bouillette, se mêlent au texte écrit par Julie Bérès, Elsa Dourdet, Nicolas Richard et David Wahl. La vieillesse de Lendemains de fêtes est de toutes les nuances, de toutes les intelligences.

Théâtre
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