Blair et Schröder avaient ouvert la voie
Au Royaume-Uni comme en Allemagne ou en Suède, les dirigeants sociaux-démocrates cultivent leurs liens avec l’entreprise.
dans l’hebdo N° 1248 Acheter ce numéro
Au Royaume-Uni comme aux Pays-Bas, en Suède et en Allemagne, on ne compte plus les dirigeants sociaux-démocrates liés au monde des affaires. Pour Philippe Marlière, enseignant en sciences politiques au University College de Londres, le cas des socialistes français est emblématique de la situation européenne : « En une vingtaine d’années, les élites sociales-démocrates se sont transformées. Recrutant traditionnellement au sein des services publics, ces partis de gauche se sont ouverts au monde de l’entreprise dans les années 1980, en intégrant les classes sociales supérieures, très diplômées et possédant déjà un bon réseau. » Pour le chercheur, cette nouvelle génération de dirigeants socialistes était déjà liée au monde des affaires avant d’entrer en politique. Et si, pour certains, ce n’était pas le cas, les milieux d’affaires ont rapidement créé ces relations, favorisant les connexions dans des séminaires et des think tanks. « Le nouveau venu dans le parti fait un choix rationnel. S’il veut y faire carrière, il a tout intérêt à étoffer son carnet d’adresses et à se conformer à la pensée dominante dans ce parti depuis une vingtaine d’années », analyse Philippe Marlière. Car, pour lui, cette transformation sociologique des élites va de pair avec un glissement idéologique, particulièrement évident en Grande-Bretagne, où Tony Blair s’est fait le chantre d’une troisième voie sociale-libérale. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si de nombreux politiciens européens qui ont œuvré pour cette troisième voie se reconvertissent dans le monde des affaires après leur départ du pouvoir.
La Démocratie chrétienne (DC), tout au long de son pouvoir de 1945 à 1992, a été au centre de trafics d’influences et d’affaires de pots-de-vin. Et quand, en 1983, emmené par Bettino Craxi, le Parti socialiste italien (PSI), au discours longtemps très ouvriériste, intègre les cercles du pouvoir en s’alliant à la DC, il exige d’emblée sa part de corruption et de juteuses commissions sur des appels d’offres truqués. Non seulement pour son financement, mais aussi au profit personnel de nombre de ses dirigeants. Comme le ministre de la Santé Gianni De Michelis (qui reçut moult deniers des laboratoires pharmaceutiques) et Bettino Craxi lui-même, mort en exil en Tunisie sous le coup de plusieurs condamnations en Italie. Et avec, dit-on, des comptes bien garnis du côté de Hong Kong. Une corruption telle que la vague d’enquêtes « Mains propres », en 1992, fit quasiment disparaître le PSI…
Pour certains, il n’est d’ailleurs pas utile d’attendre la fin de leur mandat, comme l’a démontré l’affaire des « députés à louer » en Grande-Bretagne. En 2010, des parlementaires, dont trois anciens ministres travaillistes, avaient proposé de monnayer leurs services à des journalistes qui se faisaient passer pour des lobbyistes. La révélation de ces pratiques avait fait scandale dans un pays où le cumul d’un mandat et d’un poste dans une entreprise privée était plutôt toléré. En Allemagne, la nomination en 2005 de Gerhard Schröder au poste de président du comité des actionnaires de Nord Stream AG avait été, elle aussi, très commentée. Ce consortium, principalement détenu par Gazprom, dirige l’exploitation du gazoduc du même nom, dont la construction entre l’Allemagne et la Russie avait débuté alors que le dirigeant social-démocrate était chancelier. Habitués des sphères financières, certains dirigeants socialistes ont ainsi peu à peu adopté les pratiques de ces dernières, et intégré leur réseau à celui de leur parti. Pour Philippe Marlière, les partis sociaux-démocrates européens s’assimilent aujourd’hui à des « partis-cartels », ratissant large, dont les vedettes alternent leurs passages au pouvoir avec du pantouflage en entreprise, où ils se reconvertissent une fois leur carrière politique terminée.