« le Temps de l’aventure », de Jérôme Bonnell : Une parenthèse enchantée
Avec le Temps de l’aventure , Jérôme Bonnell retrouve l’essence du cinéma. Saisissant.
dans l’hebdo N° 1248 Acheter ce numéro
Qu’est-ce que le cinéma… sinon l’histoire d’une rencontre entre une femme et un homme ? Le Temps de l’aventure, le nouveau film de Jérôme Bonnell, qui met en présence Alix (Emmanuelle Devos) et Doug (Gabriel Byrne) l’espace de quelques heures, reprend ce récit premier, ce scénario universel et, aussi bien, cette banalité exemplaire. Avec cette épure d’intrigue, tous les films sont possibles, dont, trop souvent, les plus éculés ou les plus frelatés. Comment expliquer que le Temps de l’aventure saisisse son spectateur au point que celui-ci redécouvre toute sa capacité d’émotion face à un écran, comme si son regard se régénérait, se lavait des sensations racornies, des impressions délavées ? Comme si ce film, qui travaille la nature même du cinéma, touchait aussi l’essence du cinéphile, son « âme » plus que sa culture.
Alix, comédienne, joue Ibsen dans un théâtre de Calais. Elle doit faire un aller-retour à Paris pour passer des essais. Dans le train, ses yeux se posent sur un homme qui immédiatement l’électrise. Les deux échangent maints regards furtifs pendant le voyage. Mais ils se perdent à la gare après s’être dit quelques mots, qui permettent à Alix de savoir où l’homme se rend. C’est plus tard, dans un moment de flottement tandis qu’elle ne parvient pas à joindre son compagnon au téléphone, qu’elle va rechercher l’homme du train. Le Temps de l’aventure est celui d’une parenthèse enchantée. Un temps où seule la liberté du désir régit une femme, aimantée par un homme qui lui répond avec la même intensité. Quand ils s’étreignent dans une chambre d’hôtel ou se promènent dans les rues en proie à la fête de la musique, rien d’autre n’existe entre eux que l’évidence de l’attirance charnelle et la félicité du bien-être. Ce temps est arraché au quotidien programmé, à la raison qui n’est jamais loin de se manifester, au poids d’une existence pourtant choisie et qui ne semble pas malheureuse. La parenthèse constitue pour Alix un moment suspendu avant le grand saut angoissant dans la vie résolument adulte, en l’occurrence celle d’une femme avec mari et enfants. Cette inquiétude existentielle est elle aussi universelle. Mais le ton du film ignore le lyrisme, ne pose pas au romantisme (d’ailleurs, la musique, utilisée avec parcimonie, est majoritairement composée d’extraits d’œuvres de Vivaldi). La ligne de partage se situe entre la légèreté induite par l’absence de jeu social quand on s’abandonne à un inconnu et la pesanteur des contraintes. Tout élan impérieux vers l’homme est un arrachement à l’« ordre du jour » (le retour à Calais et l’appel du compagnon). Parce qu’une parenthèse, toujours, se referme, le compte à rebours est quoi qu’il en soit enclenché pour le « retour à la normale ».
Les multiples regards qu’Alix porte sur les horloges qu’elle rencontre sur son chemin sont de plus en plus synonymes de déchirement. Le prosaïsme du réel a aussi des manifestations peu contemporaines puisque, pour x raisons, Alix doit se débrouiller sans portable ni carte bleue. D’où quelques situations franchement comiques, notamment avec sa sœur, qu’elle déteste mais à qui elle va demander 15 euros en dépannage. Ce comique se greffe sans rupture dans un récit passionnel qui en est généralement dépourvu. Il contribue à l’élégance et à l’équilibre presque classique du film (au sens, justement, vivaldien) entre des tensions contradictoires. Ces tensions sont aussi celles qui traversent les personnages, incarnés par des acteurs remarquables. Gabriel Byrne est un roc bouleversé. Emmanuelle Devos est une plaque sensible déboussolée. La comédienne, époustouflante dans un rôle exceptionnel, oscille ici entre ténacité et fragilité, peur et intrépidité, vertige et discernement. Le Temps de l’aventure est décidément un temps de grâce.
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