The Lebanese Rocket Society : l’odyssée de l’espace
The Lebanese Rocket Society ravive un épisode oublié de l’histoire du Liban.
dans l’hebdo N° 1250 Acheter ce numéro
Dans Je vais voir, leur précédent film, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige avaient déjà un emblème devant leur caméra : Catherine Deneuve. La comédienne figurait le monde du cinéma, l’univers de la fiction, qui avait accepté de se confronter à la réalité du Liban au lendemain des combats de 2006. Dans The Lebanese Rocket Society, l’emblème est d’un tout autre genre : une fusée. Celle-ci surgit des limbes de l’oubli collectif. Les cinéastes, nés en 1969, découvrent en effet que leur pays a connu dans les années 1960 un élan considérable autour de la fabrication de fusées. Et que le Liban a envisagé de se lancer dans la conquête spatiale au même moment que l’Union soviétique et les États-Unis.
Pourquoi la mémoire de cet épisode national n’est-elle pas restée ? De quels moyens Joana Hadjithomas et Khalil Joreige disposent-ils pour la faire émerger ? Ces deux questions sont les moteurs de The Lebanese Rocket Society. Les deux cinéastes se lancent d’abord dans une enquête pour retrouver des archives. Ils savent que l’université arménienne Haigazian fut à l’origine et fer de lance de l’aventure spatiale, avec en particulier un professeur de mathématiques, Manoug Manougian. Mais le Liban, riche en moments de guerre et de destruction et pauvre en services publics, n’a pas sauvé grand-chose. La séquence de la visite aux archives filmiques libanaises est éloquente. Le local et les bobines qui y sont entreposées, des documents rares parfois, sont dans un état lamentable. Il ne reste quasiment rien des films d’actualité, qui moisissent dans leur coin. Pourtant, pas de retour de mémoire sans exhumation d’images. Le film n’en manquera pas. Les cinéastes retrouvent en effet la trace de Manoug Manougian aux États-Unis. Il a tout gardé – photos, films, souvenirs précis… Dès lors, le film peut dérouler l’étonnant récit de l’aventure des fusées libanaises. En contrepoint des témoignages, souvent off, les images vont du burlesque (mais un burlesque émouvant) – dans les débuts, de mini-fusées sur leur rampe de lancement retombent quelques mètres plus loin – au plus sérieux : le décollage d’un prototype contrôlé par l’armée.
The Lebanese Rocket Society revisite par là l’histoire du Liban dans les années 1960, une histoire agitée, contrairement au cliché représentant le pays d’avant la guerre civile comme la « Suisse » du Moyen-Orient. Là encore, il y a un problème de mémoire. Joana Hadjithomas et Khalil Joreige montrent bien le hiatus entre le projet spatial relevant d’une utopie généreuse, né dans quelques esprits scientifiques, et les différents intérêts géostratégiques concentrés au Liban que les grandes puissances se disputent en ces temps de guerre froide. D’où la récupération du projet par l’armée. Puis son arrêt. « Nous intervenons dans le réel pour essayer de créer des situations où certaines choses pourraient arriver », dit Khalil Joreige dans un livre d’entretiens qui vient de paraître [^2]. Les deux cinéastes, qui sont aussi artistes plasticiens, ont produit une œuvre représentant une fusée grandeur nature, qu’ils ont offerte à l’université Haigazian. La dernière demi-heure de The Lebanese Rocket Society, au terme du récit ressuscitant le passé, raconte l’élaboration de cette œuvre et son installation dans la cour de l’université, où l’on voit comment Hadjithomas et Joreige peuvent « intervenir dans le réel », en l’occurrence pour combler l’oubli. Cette mise en abyme dans un film luttant lui-même contre le défaut de mémoire n’apparaît pourtant pas égocentrique, encore moins cynique. Mais témoignant d’une foi inconditionnelle dans les possibilités de l’art et du cinéma. Comme si les cinéastes renouaient eux-mêmes avec le rêve de Manoug Manougian et de ses étudiants : il s’agit de faire pour que ce soit possible.
[^2]: Le cinéma de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Entretiens avec Quentin Mével, éd. Independencia, 195 p., 12 euros.
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