« Tous les grands médias se ressemblent. On ne les croit plus »
Jihed, Badroudine et Mehdi, trois jeunes journalistes livrent leurs regards sur la crise politique et médiatique actuelle. Sans concession.
dans l’hebdo N° 1249 Acheter ce numéro
Jihed Ben Abdeslem a tout juste 21 ans, inscrite en quatrième année à Sciences Po. Badroudine Abdallah, dit Badrou, et Mehdi Meklat ont 20 ans. Après leur bac, ils ont décidé de se consacrer à l’écriture. Tous participent au Bondy Blog, site d’information en ligne rassemblant une vingtaine de journalistes débutants. Les deux garçons collaborent également depuis septembre 2009 à l’émission de Pascale Clark, « Comme on nous parle », sur France Inter, à travers des reportages mêlant journalisme et création sonore. À plus d’un titre, ils ont leur propre regard sur la crise politique majeure actuelle. Un regard plus ou moins désolé, plus ou moins désillusionné, ou défiant. « On pourrait être étonné de ce qui se passe, estime Jihed. Ça me désole, mais ça ne m’étonne pas. On a tellement l’habitude d’autres cas dans d’autres démocraties, comme en Italie. Le système est démocratique en apparence, nos droits sont respectés, on est protégés, cela n’enlève pas les scandales d’un monde malade. » Du haut de ses deux décennies, Mehdi a déjà pris ses distances : « Je n’ai jamais cru en la politique, même si je la suis tout le temps. Je la considère comme un spectacle. Je ne l’ai jamais prise au sérieux. Quand on a pu suivre un candidat lors de la dernière présidentielle, on a toujours pris cela comme un jeu, où chacun est acteur et joue son propre rôle. Non pas acteur de terrain, mais acteur de cinéma. J’ai toujours le sentiment d’une tromperie, ce qui ne m’autorise pas à croire à la morale politique. »
Badrou ne se montre pas moins méfiant, revenant sur l’affaire Cahuzac : « C’est un épisode cocasse. C’est assez drôle d’apprendre que le patron du fisc s’empêtre lui-même dans une affaire d’évasion fiscale ! Cela dit les choses, et je ne pense pas que monsieur Cahuzac soit un cas isolé. Avant lui, on avait déjà Charles Pasqua et ses histoires de trafic d’armes en Angola, ses relations troubles avec les Corses, quand il était ministre de l’Intérieur. C’est un épisode de plus qui montre que l’on doit toujours regarder les politiques avec méfiance. Si Jérôme Cahuzac s’est retrouvé à cette place, c’est qu’il le voulait vraiment. Il a rêvé d’être ministre du Budget, c’est ça qui est fou. » De quoi renforcer ses distances sur la moralisation maintenant affichée : « Je suis la politique parce qu’elle m’amuse, dit Mehdi. Les propositions de François Hollande sont un autre épisode, un épisode de plus dans la série, pour un gouvernement de gauche qui ne fait pas une politique de gauche. Ce n’est pas une fin mais une continuité. » Pour Badrou, le nouveau projet de loi *« ne sera pas à la hauteur. À la prochaine grosse affaire, on sortira encore une opération de communication pour prétendre changer les choses.
En 2005, au moment des émeutes, Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy ont proclamé l’état d’urgence, sans y voir de véritables émeutes sociales, sans tenir compte des problèmes sociaux. Aujourd’hui, autour d’un ministre de la République qui a menti, symbolique de ces milliards d’euros qui partent chaque année dans les paradis fiscaux, on sort une loi de moralisation. Même si elle avait été votée l’an dernier, elle n’aurait rien changé à l’affaire Cahuzac ». Selon Jihed, on assiste là à « un gadget. Il est désolant d’en arriver à devoir légiférer sur ce qui doit être une évidence. Le politique doit avoir une morale, plus encore que le citoyen qu’il représente. En arriver là signifie en fait qu’on est à un point de non-retour ».* Le dévoilement du patrimoine des élus s’inscrit dans le même ordre du gadget. Pour Mehdi, c’est « encore un jeu, où sûrement tout n’est pas dit. Tandis qu’à côté, il existe une réalité sociale dure, des gens qui peinent à manger à la fin du mois. On n’est plus là dans le jeu politique, mais dans la vie ». Surtout, s’interroge Jihed, « qu’est-ce que cela signifie pour un ministre qui a bénéficié de voitures de fonction, d’un logement, d’indemnités conséquentes ? Maintenant, c’est à celui qui aura la voiture de plus de dix ou quinze ans ! Ce n’est pas ce que l’on demande à nos politiques. J’ai l’impression qu’on se paye notre tête ! ». « Qu’ils dévoilent leur patrimoine, reprend Badrou, je m’en fous un peu. Ils sont riches. Et on n’est pas dans la même catégorie. Il faut garder à l’idée qu’ils sont là depuis trente ans et qu’ils ne sont toujours pas à la hauteur, à côté de gens qui chaque année bataillent pour conserver leur travail, leurs droits. »
Tous pourris alors ? Sûrement pas ! « On a surtout l’impression que les gens sont moins intéressés par un élu ou un ministre droit que par un ministre coupable de fraude fiscale ou par un Président qui détourne de l’argent à une vielle dame pour financer sa campagne. Si certains sont pourris, il y a une partie du peuple qui l’est aussi, parce qu’il est demandeur de ces faits, qu’il a envie de scandales. Mais tous pourris, non. » Un sentiment que partage Mehdi : « Il y a des élus sur le terrain qui sont convaincus par leur ville, par leur tâche, des conseillers qui se battent. C’est à un certain niveau que l’on devient corrompu, sans doute récupéré par le système. Les ministres sont alors en première ligne. » « Le problème, renchérit Badrou, ce ne sont pas les personnes, mais le système. Avec la plupart des députés élus et réélus depuis des années, depuis quinze ou dix-sept ans, alors qu’on n’avait nous-mêmes que 3 ans, des députés qui se comportent comme des barons, ça ne peut pas être sain. On ne peut pas croire alors à une moralisation de la vie politique. Il y aurait moins de dégâts s’ils représentaient un peu plus leurs électeurs. » Si le dépit et la défiance sont flagrants face aux circonstances actuelles, Jihed, Badrou et Mehdi n’y voient pas cependant un intérêt pour le Front national, ni pour une récupération. « Ce serait trop simple, estime Badrou. Cela va plutôt profiter à l’abstention, avec l’idée que les politiques sont en dehors de la réalité. D’autant que la bande à Marine Le Pen est également impliquée dans les affaires de fraude fiscale, son entourage et Jean-Marie Le Pen lui-même. Ça ne profitera donc à personne, et sûrement pas à la vie politique et démocratique. »
Sans concession et sans illusion, on pourrait penser que ces jeunes n’ont pas voté. C’est le cas de Badrou. Parce qu’il n’est pas français mais comorien. Jihed et Mehdi ont voté. Respectivement Bayrou et Mélenchon au premier tour, Hollande au second. « C’est pour cela qu’on se sent le droit de le critiquer, de l’attaquer maintenant, parce qu’on a voté pour lui ! Et qu’il n’a pas d’excuses », se justifie Mehdi, tantôt distant, tantôt amusé mais présent quand même au bureau de vote. Déjà inscrits dans le journalisme, tous trois ont un regard sur le métier et ses responsabilités. Un regard encore sans concession. « Quand on voit un journal comme Libération qui fait sa une sur une rumeur, quand on voit le Nouvel Observateur faire sa une avec “Ma relation avec DSK”, on se sent mal, et on a honte, s’exclame Mehdi. Ça me débecte ! On a honte pour ces journalistes qui suivent les plans de com des politiques et du pouvoir, qui n’ont pas de recul. Mais, attention, à côté, il existe des gens qu’on ne regarde pas immédiatement, des journalistes qui réalisent des documentaires sonores, des films, des reportages, qui font un travail de fond. Leur métier, tout simplement. Il ne faut pas mettre tout le monde dans le même panier. » Reste que Jihed ne voit plus dans la presse « le quatrième pouvoir qu’elle représentait. Tous les médias se ressemblent, et tous adoptent la même ligne de conduite, un peu comme les étudiants que je fréquente, qui se retrouvent en porte-parole des partis auxquels ils sont affiliés, dans l’uniformisation, le formatage ».
Pour Badrou, l’affaire Cahuzac a mis en avant un « journalisme de cour, une presse devenue une chambre d’enregistrement. Sur chaque plateau télé, avec autour de lui ses conseillers d’Euro RSCG [Havas Worldwide depuis septembre 2012, NDLR], il avait son assurance d’acteur face à des journalistes qui ne posaient pas de question. Si Mediapart se distingue, c’est parce que c’est un média indépendant, qui ne dépend pas d’un vendeur d’armes. Ils peuvent se permettre des enquêtes plus abouties ». Pour Jihed, le site d’information est devenu « l’incarnation d’un contre-pouvoir. Mais ce qui s’est passé est très révélateur : toute la classe politique et médiatique s’est attaquée à Mediapart parce que ce journal a fait son travail, a remis des choses en cause. Sans même avoir le pouvoir d’ouvrir une enquête judiciaire, mais seulement avec la volonté d’informer. On a attaqué un média qui a osé sortir du chemin ! C’est révélateur d’une démocratie qui est malade ». En effet, poursuit Mehdi, « heureusement qu’il y a Mediapart, notamment pour cette affaire, même si Edwy Plenel devrait être plus discret sur les plateaux, éviter d’entrer dans le même jeu de show des politiques, s’abaisser à répondre à Jean-Michel Apathie. D’une façon générale, je n’attends rien des gros médias, de la presse traditionnelle, devenue putassière. Il y a d’autres supports qui contrent ces grands titres et apportent une autre information. Dans l’ensemble, les grands médias sont comme les gros politiques. On ne les croit plus. Je peux faire confiance à un conseiller municipal, pas à un ministre du Budget ». Badrou se veut pour le coup rassurant sur la crise de la presse : « Ce sont les petits journaux qui représentent l’avenir, en termes d’idées, en termes de créativité. »