Bangladesh : « Il s’agit d’homicides »
Sanjiv Pandita analyse les responsabilités dans la tragédie du textile et envisage les conditions d’une amélioration.
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L’Asia Monitor Resource Centre est une ONG qui défend les travailleurs asiatiques et dont le siège se situe à Hong-Kong. Revenant sur la catastrophe de Dacca, qui a coûté la vie à 1 127 travailleurs de l’industrie textile, Sanjiv Pandita, explique pourquoi il faut repenser nos modes de production.
Qui est responsable du drame de Dacca ?
Sanjiv Pandita : Le premier responsable est le gouvernement bangladais, car il n’a pas fait appliquer les lois pour protéger ses citoyens. Le deuxième est l’Association bangladaise des fabricants et exportateurs de textile (BGMEA), qui a ignoré la dangerosité de l’immeuble. C’est un des lobbies les plus puissants du pays parce que certains hommes politiques viennent de l’industrie textile. Les derniers responsables sont les marques qui cherchent les fournisseurs les moins chers, sans vérifier la sécurité des ateliers.
**La corruption a-t-elle aussi sa part de responsabilité? **
La corruption est une notion vague. Au Cambodge, les inspecteurs chargés d’auditer les ateliers sont payés 25 dollars par mois, c’est-à-dire moins que les employés qui y travaillent. S’agit-il vraiment de corruption lorsque ces gens ont à peine de quoi nourrir leur famille ? En revanche, la corruption dans les sphères supérieures est un vrai problème : certains ministres passent des accords avec les entreprises afin qu’elles ne soient pas tenues responsables en cas d’incident.
L’effondrement du Rana Plaza serait-il l’arbre qui cache la forêt ?
En ce moment, on parle beaucoup du Bangladesh et du Pakistan à cause de l’ampleur des accidents qui y ont eu lieu. Mais des travailleurs du textile meurent chaque jour en Asie sans qu’on en parle dans les médias. Les conditions de travail sont les mêmes depuis trente ans : les journées sont très longues, les employés sous-payés, ils travaillent dans des ateliers bondés et développent des maladies à force de rester dans la même position. Forcément, on ne pense pas à l’ergonomie puisqu’on en est toujours à parler de sécurité incendie ! De plus, les travailleurs ne s’alimentent pas correctement car ils envoient beaucoup d’argent à leur famille restée dans les campagnes. Les femmes font des fausses couches ou n’ont plus leurs règles normalement à force de rester assises et de travailler dans la chaleur des générateurs électriques.
Que pensez-vous de l’accord de sécurité signé par 31 marques stipulant qu’elles n’emploieront pas de fabricants au Bangladesh s’ils ne respectent pas les normes de sécurité ?
Cet accord est une première étape. À court terme, il faut mettre en place des mesures de sécurité dans les ateliers afin que les employés puissent toujours évacuer les lieux. Mais il faut aussi s’assurer que le gouvernement les fera appliquer correctement. Les inspecteurs sont actuellement engagés par les entreprises qu’ils doivent auditer. Il faudrait donc créer une institution transparente et participative, responsable devant le Parlement et le peuple. De plus, la communauté internationale devrait tenir les marques pour responsables. Nous ne pouvons pas parler de simple accident lorsque des centaines d’employés meurent dans un incendie parce qu’il n’y pas assez d’issues de secours et que les fenêtres sont bloquées. Ni lorsqu’un immeuble de neuf étages s’effondre alors que le permis de construire n’en prévoyait que cinq. Il s’agit d’homicides volontaires et tout le monde a du sang sur les mains : les marques, le gouvernement, les fabricants.
Les consommateurs sont-ils aussi responsables ?
Parmi ces consommateurs, se trouvent des travailleurs qui gagnent peu d’argent : ce ne serait pas juste de les culpabiliser car ils ont, eux aussi, une vie difficile. Cependant, les consommateurs ont un certain pouvoir de pression sur les marques et ils pourraient les encourager à changer leurs modes de production. Mais il ne faut pas pour autant arrêter d’acheter des produits réalisés au Bangladesh : les employés ont besoin de ce travail pour survivre.
**Comment améliorer les conditions de travail des employés du textile en Asie ? **
Tout d’abord, il faudrait garantir aux travailleurs la possibilité de se syndiquer pour faire valoir leurs droits. Dans ces pays, la liberté d’association est très limitée. C’est aussi le moment de remettre en question nos modes de production. Le système des supply chains [^2] a un impact désastreux tant sur les humains que sur la planète. Il bénéficie aux dirigeants de marques, comme l’Espagnol Amancio Ortega, fondateur de Zara et d’Inditex, troisième fortune mondiale. Mais, à part lui, qui est satisfait de ce système ? Pas les Espagnols, qui n’entendent parler que de chômage et d’austérité, pas les Bangladais, qui payent de leur personne la fortune d’Ortega. Se poser ce genre de question permet de comprendre que tout est lié.
[^2]: Pilotage global de la chaîne d’approvisionnement.