Des krachs à haute fréquence

Le trading à haute fréquence domine les opérations boursières dans le monde et menace la stabilité de tout le système, mais échappe pourtant à la régulation. Frédéric Lelièvre analyse les conditions de son développement et les risques induits.

Thierry Brun  • 9 mai 2013 abonné·es

L’information n’a pas fait grand bruit. Pourtant, le 23 avril, la Bourse de Wall Street a connu un krach d’un nouveau genre. À la suite de la diffusion d’un faux tweet annonçant « deux explosions à la Maison Blanche, Obama blessé », le marché des actions s’est effondré : en quelques minutes, près de 140 milliards de dollars ont été temporairement effacés. Pour les spécialistes de la finance, il s’agit du plus important flash krach (krach éclair) depuis l’effondrement de 2010, dû à des algorithmes sophistiqués capables de capter des revenus en quelques millisecondes. Frédéric Lelièvre a étudié par le menu cette activité très profitable, le « trading à haute fréquence », qui domine les opérations boursières aux États-Unis et au sein de l’Union européenne.

Qui sont les acteurs du trading à haute fréquence ?

Frédéric Lelièvre : Les sociétés de trading à haute fréquence (THF) sont peu nombreuses, une vingtaine dans le monde, et elles sont très discrètes. La plupart sont des sociétés privées, non cotées, qui n’ont aucune contrainte de transparence. Les grands noms comme l’américain Getco et les Européens Optiver et IMC ne sont jamais évoqués. Ce sont des sociétés très difficiles à pénétrer : elles déclinent systématiquement les demandes d’entretien, tout comme les entités de THF des grandes banques, notamment de la Société générale, d’UBS, de Goldman Sachs, etc.

Comment s’est développée cette activité ?

Cela remonte à une dizaine d’années, avec la déréglementation des marchés boursiers aux États-Unis et en Europe. Le législateur a décidé que l’activité même de Bourse, donc des centres de transactions où l’on achète et l’on vend des titres financiers, ne devait plus être un monopole. Pour acheter une action Total ou Sanofi, on peut utiliser le serveur de la Bourse de Paris aussi bien que des plateformes d’échange dites alternatives, avec comme objectif de baisser le coût des transactions. Cette mise en concurrence a suscité la création de plateformes techniques très importantes pour attirer les traders à haute fréquence et créer un effet d’entraînement des autres acteurs financiers. Le passage à l’électronique des Bourses et l’accélération de la vitesse des transactions ont aussi considérablement changé le profil des traders. Les acteurs des marchés ont fait appel à des statisticiens, des mathématiciens et des physiciens, qui ont créé des algorithmes sur des outils informatiques sophistiqués pour traiter des millions de données en moins d’une seconde. Aux États-Unis, des physiciens travaillant sur la recherche atomique ont été recrutés pour les marchés boursiers, leur savoir-faire étant très utile, plus que celui des financiers ou des économistes classiques. Il y a de moins en moins de traders comme on en voit dans le film Wall Street, en permanence avec un téléphone ou à la corbeille. Ce n’est plus qu’un décor de cinéma.

Le trading à haute fréquence a aussi favorisé le développement des krachs éclairs…

Depuis ces changements, il existe des variations quotidiennes, totalement inexpliquées, de cours d’actions. La manipulation des cours est l’un des risques constatés. Le trader à haute fréquence a en effet la capacité de faire bouger les cours dans un sens qui l’intéresse, et cela ne concerne pas que le marché des actions. Sur celui du prix du baril de pétrole, les traders d’Optiver, une société néerlandaise, ont bombardé les marchés du pétrole de milliers de transactions pour influencer les cours dans un sens qui les arrangeait, quelques minutes avant la clôture quotidienne du marché, et ce tout au long du mois de mars 2007. La justice américaine a certes sanctionné ces traders, mais il est techniquement très compliqué de démontrer ces manipulations de cours parce que tout va très vite : il faut regarder à la microseconde qui a acheté quoi, comment, etc. C’est un enfer technique.

Que représente cette activité sur les marchés financiers ?

Il n’y a pas de chiffres officiels, mais une estimation indique que le THF représente environ 60 % des transactions aux États-Unis et environ 40 % en Europe, ce qui a un impact important sur les transactions. Ainsi, le 23 avril dernier, en quelques minutes, la Bourse de New York a connu un krach éclair. Elle s’est effondrée de 1 % : environ 140 milliards de dollars de capitalisation sont partis en fumée en une minute, avant de rebondir en trois minutes à peine. On a là une bonne démonstration de la puissance de ces algorithmes. En une minute, on peut faire plonger Wall Street de 1 %, ce qui n’était jamais arrivé… En 2010, le marché n’arrivait tellement pas à se reprendre que les ordinateurs ont dû être éteints. Knight Capital, une société en vue, courtier des grandes institutions financières et trader à haute fréquence, a coulé en 2012 en moins de trente minutes parce qu’un algorithme a fait n’importe quoi.

N’est-on pas en pleine dérive financière avec ce système de trading ?

Quelle est la valeur économique des transactions passées en 37 microsecondes, soit 6 756 fois plus vite qu’un clin d’œil ? Le THF n’apporte pas grand-chose et fait courir au système financier dans son ensemble des risques importants. Si la Bourse elle-même a des crises cardiaques, on ne peut imaginer que le reste de l’économie ne va pas en souffrir ! Des chercheurs très qualifiés sont fort inquiets en raison de ces problèmes croissants de krach éclair et d’absence de contrôle du système. La Bourse est censée allouer le capital de manière efficace, mais, en fait, le système ne fonctionne pas. Il faudrait en changer le cœur. On peut effectivement faire ce qu’on veut sans grand risque d’être détecté. Surtout, certains agitent la perspective d’un krach qui serait pour le coup fatal. Or, les États sont surendettés, les banques centrales ont beaucoup fait tourner leur planche à billets. Qui a encore les moyens de sauver le système aujourd’hui ?

Que faudrait-il faire ?

Le système financier présente de grands risques d’aller dans le mur. Comment le changer quand les places boursières sont internationales ? La France dit qu’elle va réguler : cela ne sert à rien parce que tout le monde partira ailleurs. L’Allemagne a régulé le trading à haute fréquence, mais cela n’a pas d’impact parce que les acteurs financiers ont quitté Francfort et sont à Amsterdam ou à Londres. Si l’Europe réglemente et que les États-Unis ne font rien, ce sera aussi très compliqué. Le problème de gouvernance mondiale se pose de nouveau. Mais le politique a beaucoup de peine à prendre cela au sérieux alors qu’il est responsable de la dérégulation des places financières. La mathématicienne Nicole El Karoui, réputée pour ses travaux sur les probabilités et la finance, explique qu’on n’a rien su anticiper parce qu’on n’y comprenait rien. Elle révèle qu’au sein de l’Autorité des marchés financiers, le gendarme français de la Bourse, il n’y a pas un seul scientifique. Les politiques accusent un grand retard sur la transformation des marchés financiers.

Économie
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