« Édition spéciale, restez avec nous ! »

À chaque catastrophe ou lors des « grands événements », les chaînes d’information continue dispensent le vide des heures durant. Usant et abusant de ressorts anxiogènes. Décryptage.

Jean-Claude Renard  • 30 mai 2013 abonné·es

Le 22 mars 2012, Mohamed Merah, réfugié dans son appartement durant 32 heures : 1 920 minutes de siège. Un siège maintenu tant par la police que par les chaînes d’info continue [^2]. L’image est fixe, braquée sur les policiers cernant l’appartement. Dans l’attente d’un dénouement, d’un drame à venir. Sur les plateaux se déploie un ballet d’experts en criminalité, les mêmes que la veille ou le lendemain, déclinant le même discours, déroulant leurs certitudes. Quelques semaines plus tard, dans l’effervescence de l’élection présidentielle, BFM TV et i-Télé font monter la pression, orchestrant un compte à rebours avec ses estimations, ses résultats, ses intervenants. Elles n’ont pas d’informations, mais l’essentiel n’est pas là, elles s’accrochent. Retenant le téléspectateur coûte que coûte, survendant la houle à venir : « Dans quelques instants, nous nous rendrons au siège du Front national, où Gilbert Collard répondra aux questions de notre envoyé spécial. » Même s’il n’y a aucun résultat à se mettre sous le micro. Un an auparavant, l’écran se remplissait d’un DSK encadré par des uniformes américains. Vision hypnotique d’un président du FMI défait. L’info stupéfiante va se répéter longuement, ajoutant quelques maigres variations et beaucoup de supputations dans ses commentaires.

Le 15 avril dernier, les attentats du marathon de Boston donnent lieu à une chasse à l’homme. Nouvel exercice de vide pour les chaînes d’info, avec cette particularité : elles retransmettent en boucle les images de leurs consœurs américaines, tentent de maintenir le suspense et rabâchent les mêmes commentaires, avec encore les mêmes experts, passant d’une chaîne à l’autre. Le 16 mai, les projecteurs se fixent sur la conférence de presse très attendue de François Hollande. Quelques heures auparavant, dans le hall d’une école parisienne, un homme s’est donné la mort devant les enfants. Tragique fait divers, mais déjà les chaînes d’info dépêchent leurs caméras sur place pour recueillir les témoignages. Jusqu’à celui des enfants, sans même prendre la peine, dans un premier temps, de flouter leurs visages, leur enjoignant de raconter par le menu ce qu’ils ont vu, entendu. S’ils ont eu peur, s’ils ont pleuré. Indécent, voyeuriste, mais les images tournent jusqu’à la conférence élyséenne. Plus spectaculaire encore : la tornade en Oklahoma, lundi 20 mai. De vidéos d’amateurs en photographies, les chaînes annoncent d’abord 91 morts, puis 54, et enfin 24. Ça vire au Loto. D’un bilan à l’autre, elles reprennent les propos des habitants, des secouristes, et le témoignage d’une fillette rescapée dans une école, au milieu des décombres. Entre deux pages de publicité, les journalistes martèlent : « Dans un instant, édition spéciale. Restez avec nous ! » L’injonction se renouvelle à chaque heure, voire toutes les trente minutes. Quand bien même l’édition n’a rien de « spéciale ». Oscillant entre vacances et béances, les chaînes n’ont rien d’autre à proposer. Mais poursuivent dans le leurre.

Le traitement anxiogène de l’information n’est pas nouveau. Déjà, en 1985, on se souvient de la petite Colombienne, Omayra, prisonnière de l’eau, dont la mort, en temps réel, avait été filmée par les médias du monde entier. Les trains qui déraillent et les avions qui s’écrasent ne datent pas d’hier. Ce qui s’est imposé, c’est la roue : l’info qui se répète, se rediffuse. On tient en haleine son téléspectateur avec une délectation malsaine pour le spectaculaire. Parce que la catastrophe est là, ou va se produire en direct, c’est imminent et c’est sur BFM TV. Parce que le drame capte l’intérêt et que la catastrophe est télégénique. Elle fascine. Bien plus qu’un débat à l’Assemblée nationale sur la réforme des retraites (pourtant plus essentiel à l’avenir du même téléspectateur). Mais aussi parce qu’il faut bien remplir le vide d’un écran où le sensationnel chasse un autre sensationnel. A fortiori quand il est anxiogène. Quitte à forcer le trait de la spectacularisation. Il s’agit de donner le change, par ce qui est ainsi nommé « édition spéciale ». Ce qu’on appelle les chaînes d’info continue n’en ont donc que le nom.

[^2]: Ce jour-là, BFM TV avait atteint des pics d’audience de 13 millions de téléspectateurs.

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