Et maintenant, parlons d’amour

Aujourd’hui encore, c’est le couple homosexuel qui est renié et banni à longueur de cortèges ; et c’est mon couple qui a tremblé sous le doigt de deux petits vieux.

Xavier V. Rinaldi  • 2 mai 2013 abonné·es

La personne que j’aime a peur que je lui donne la main dans la rue. Ou plutôt : la personne que j’aime a peur de ceux qui n’aiment pas quand deux garçons ou deux filles se tiennent par la main. Et qui tapent, parfois très fort. Le résultat est le même : quand on nous voit passer (nous ne faisons que passer), l’homme que j’aime pourrait être mon frère, mon cousin, mon meilleur ami, un pote, mais surtout pas la personne avec qui j’ai envie de partager ma vie. La société ne doit pas être au courant. Elle pourrait nous casser la gueule. Quand deux personnes du même sexe se font tabasser parce qu’elles se sont donné la main, ce n’est pas une bande d’homophobes sauvages qui attaque, c’est la société tout entière. Tous les homophobes rassemblés dans le même coup de poing, auxquels on ajoute tous ceux qui n’ont pas pu les arrêter, auxquels on ajoute tous ceux qui les laissent faire. Paradoxe de la démocratie ? Au moment où nous pourrions nous marier, nous avons peur. Au moment où la loi nous accepte, c’est aux forces de l’ordre de nous protéger.

C’était il y a six ans. La première fois. Sur un trottoir devant chez moi. Au centre de Paris. Deux personnes dans une voiture arrêtée à un feu rouge ont gueulé, avant de repartir : « Sales pédés ! » C’était la première fois que j’embrassais un garçon. L’insulte ne m’a pas gêné : je considérais que mon homosexualité pouvait être un problème pour les autres ; je pensais qu’elle n’en serait jamais un pour moi. Je roulais des pelles sur les quais de gare en plein jour, je mettais mon bras autour de tailles et d’épaules les samedis après-midi en plein boulevard. J’oubliais qu’on cassait du pédé comme on avait tapé du bicot. J’étais persuadé que l’homophobie était un problème d’homophobes, pas le problème d’un homosexuel. Il y a six ans, être traité de sale pédé me faisait rire. C’était il y a quelques semaines. La première fois. Sur un banc, place des Vosges, à Paris. Loin du cousin de Jean-Louis Bory, celui qui vivait dans le Cantal et qui ne pouvait pas évoquer son homosexualité. J’ai donné ma main à l’homme que j’aime et il m’a murmuré qu’il n’avait, jusqu’alors, jamais osé. Oser donner la main à un garçon ? Non. Oser donner la main à un garçon en public. Les histoires de coups de foudre réchauffent le monde entier ; le couple de Robert Doisneau, ces « baiseurs » de l’Hôtel de Ville, se punaise aux murs des chambres adolescentes. L’amour des autres nous rend heureux. Les mariages sur papier glacé se vendent bien. L’amour rassure la société. Nous nous donnions donc discrètement la main place des Vosges. Puis l’homme que j’aime a imité le couple sur le banc d’en face. Il s’est allongé en appuyant sa tête sur mes genoux. En pull rouge, avec un sourire entendu et une certaine fierté dans le regard. J’étais fier aussi. Nous avons pris une photo. À quelques mètres de nous, deux petits vieux se sont retournés brusquement et nous ont montrés du doigt.

Ils ont plus été choqués de nous voir que nous d’être montrés. Mais la fierté de l’homme que j’aime s’est transformée en inquiétude. Un homme inquiet, et deux vieux gênés. Voilà comment trois regards qui se croisent peuvent transformer l’épaisseur de l’air en un clin d’œil. Voilà comment le doigt de deux petits vieux, qui montre et qui pointe, peut dissoudre un couple. Si les barres de fer défigurent les individus, les doigts pointés, eux, dissolvent les unions. Violence réelle et tabassage psychologique. C’est le climat dans lequel nous vivons tous, maintenant qu’un couple hétérosexuel égale un couple homosexuel. Parce que toutes ces histoires de mariage pour tous ne sont finalement que des histoires de couple. À la tribune de l’Assemblée nationale, au lavoir des repas de famille, tout le monde a débattu des droits des personnes homosexuelles. Sans oser parler de couple. J’ai écouté, je n’ai insulté personne. J’ai eu mal, j’ai souri, j’ai pleuré aussi. J’ai raconté, j’ai témoigné. Et voilà ce que j’ai compris : moi, homosexuel, je dérangerais encore la société. Ultime prise de conscience : nous, couple homosexuel, nous abîmerions les fondements de la civilisation… Et ? Ne vous inquiétez pas ! Nous n’avons pas attendu d’être égaux en droit pour faire attention à la civilisation. Malheureusement, aujourd’hui encore, c’est le couple homosexuel qui est renié à longueur de cortèges, renié et banni ; et c’est mon couple qui a tremblé sous le doigt de deux petits vieux de la place des Vosges. Je ne veux pas souffrir de l’homophobie. C’est pour ça que Marc et moi, nous ne nous donnerons plus la main. Pour ne pas souffrir. Pour arrêter de trembler.

Cependant nous souffrons : nous ne pouvons partager notre bonheur avec vous. Même si le maire, par la magie de la parole performative, oblige la société française à reconnaître notre union, c’est votre regard qui l’accueillera. Tant que les deux petits vieux nous pointeront du doigt, notre amour n’aura pas de refuge serein. En attendant, dans la rue, vous croiserez simplement deux amis.

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