Festival, suite et fin

Derniers extraits du « Journal de Cannes » de Christophe Kantcheff.

Christophe Kantcheff  • 30 mai 2013 abonné·es

dernières projections avec une sélection très contrastée qui oscille entre psychodrame électrique, réflexion politique, intensité amoureuse et film d’époque.

Lundi 20 mai

La Bataille de Solférino, de Justine Triet

Il arrive qu’un film de la programmation de l’Acid ait incroyablement la cote. Qu’il soit « tendance ». C’est le cas de la Bataille de Solférino, de Justine Triet. Le projet semble avoir attisé la curiosité, un article dans les Cahiers du cinéma a consacré la réalisatrice parmi les « jeunes cinéastes français pas morts » (titre de une du numéro d’avril) et une projection parisienne pré-cannoise a mobilisé une belle brochette de critiques « importants », inhabituelle pour un film Acid. La Bataille de Solférino se déroule le 6 mai 2012, mais a peu à voir avec une quelconque intrigue interne au PS. C’est l’histoire de Laetitia (Laetitia Dosch), journaliste sur une chaîne d’info en continu, qui a pour tâche d’assurer des directs rue de Solférino le jour de l’élection présidentielle. Laetitia est divorcée, mère de deux enfants en bas âge, qu’elle confie ce jour-là à un baby-sitter peu expérimenté, qui a pour consigne de ne pas ouvrir à Vincent (Vincent Macaigne), leur père. Les cris d’enfants qui ouvrent le film donnent le ton de l’ensemble : strident, véhément, stressant. Justine Triet a construit son film sur le mode du psychodrame électrique permanent, auquel s’ajoute souvent un deuxième sens humoristique, même si cet humour peut être noir. Le père, que Vincent Macaigne rend à la fois pathétique et inquiétant, réussit à s’introduire dans l’appartement, ce qui a pour conséquence de déclencher à distance une panique de la mère, qui doit en même temps effectuer ses flashs télévisés réguliers. La Bataille de Solférino est moins un film hystérique qu’un film sur l’hystérie généralisée. Celle-ci est partout et culmine dans les scènes tournées en immersion dans la foule (la vraie) qui attend les résultats devant le siège parisien du PS – très gros effet de réel dont la réalisatrice tire bien parti (mais dont certains semblent surdimensionner le côté novateur). Laetitia et Vincent sont à couteaux tirés, en engueulade permanente, sans pouvoir un instant s’écouter, d’autant que la mère a cru protéger ses enfants de leur père en les faisant venir dans cette marée humaine : il s’agit là de l’hystérie familiale ou sentimentale. Par ailleurs, les sympathisants et militants PS rassemblés crient pour un rien, ne manquent pas de trépigner stupidement dès qu’ils sont dans le champ d’une caméra, et s’entretiennent dans une excitation de groupe irrationnelle. Enfin, l’obligation pour la journaliste d’intervenir devant une caméra à intervalles réguliers renvoie à l’hystérie médiatique, qui exige que des paroles soient déversées même si celles-ci sont vaines et sans substance. Le pouls de la dernière partie s’apaise peu à peu, sans pour autant que le film perde de sa vitalité. Si l’hystérie recule, c’est parce que se noue une alliance masculine à trois personnages, la nuit venue, dans l’appartement de Laetitia. Sont présents : le nouveau petit ami de celle-ci (Virgil Vernier, ici acteur, aussi réalisateur – cf. le récent Orléans ), Vincent et, venu à la demande de celui-ci, un apprenti avocat (Arthur Harari) accompagné de son chien neurasthénique. Laetitia est quasiment exclue de ce cénacle, au point qu’à un moment de la nuit elle entreprend une longue promenade solitaire avec le chien, dans les rues de Paris. Impossible de ne pas concevoir ici la solidarité de la cinéaste avec son personnage féminin. La Bataille de Solférino était donc « tendance », mais une tendance justifiée.

Mardi 21 mai

Omar, d’Hany Abu-Assad

C’est la journée des contrastes, l’un des plaisirs de Cannes. Omar, le film d’Hany Abu-Assad ( Paradise Now, 2005), présenté à Un certain regard, m’a fait de nouveau changer radicalement de direction. Omar est une fiction rugueuse, tendue, sans démagogie aucune, sur de jeunes Palestiniens qui décident de passer à l’action contre l’occupation israélienne. Pour Omar, cela commence par une humiliation de la part de militaires israéliens, se poursuit par des séjours en prison où la torture est ordinaire, puis des infiltrations et des manipulations qui l’attirent dans un piège. Résultat : un dilemme terrible (collaborer ou disparaître), un amour saccagé. Et des vies sacrifiées, des deux côtés, palestinien et israélien. Un film d’action, mais sec, sans complaisance spectaculaire, politiquement sombre, malheureusement juste.

Jeudi 23 mai

La Vie d’Adèle – Chapitres 1 et 2, d’Abdellatif Kechiche

À deux jours de la fin, on tient la palme. Enfin, « on », une sorte de confrérie critique, informelle mais assez large, dont les membres non répertoriés et aléatoires se croisent plus ou moins régulièrement au Palais du Festival ou dans les rues de Cannes, et qui désormais échangent maints tweets au sortir des projections. On tient la palme, donc, et c’est aussi mon choix – ou plus exactement l’un de mes choix, car il n’est pas pour moi exclusif. Ce film, c’est la Vie d’Adèle –   Chapitres   1 et   2, d’Abdellatif Kechiche. Je suis loin d’être un inconditionnel de ce cinéaste, à mes yeux porté inconsidérément aux nues. Que ce soit dans l’Esquive, la Graine et le Mulet et la Vénus noire, quelque chose, le plus souvent dans ce qui touche au social ou au politique, me gêne. Pas de réserve ici, ou en tout cas beaucoup moins que d’habitude. Les trois heures de la Vie d’Adèle, dénuées de générique (le cinéaste a mis la dernière main à son montage juste avant la projection cannoise), m’ont procuré un intense plaisir auquel, je l’avoue, je ne m’attendais pas. La Vie d’Adèle ne raconte pas toute la vie d’Adèle (Adèle Exarchopoulos), mais ce qu’elle a vécu entre 17 et 18 ans et qui fonde une existence. À savoir ce triptyque : une révélation, la félicité, le désespoir. Une révélation : celle d’être attirée davantage par les filles que par les garçons. La félicité : une histoire d’amour intense avec une jeune femme aux cheveux bleus, Emma (Léa Seydoux). Le désespoir : je n’en dirai pas plus. La Vie d’Adèle est une fiction inspirée par une bande dessinée, Le bleu est une couleur chaude, de Julie Maroh, en même temps qu’un documentaire sur la jeune actrice qui interprète le personnage. Adèle Exarchopoulos et la caméra du cinéaste sont dans une telle fusion qu’on peut dire qu’Abdellatif Kechiche filme Adèle en immersion, à la manière d’un Frederick Wiseman. Il en saisit tous les mouvements, toutes les vibrations, toutes les grâces. Avec une attirance très nette pour sa bouche entrouverte. La comédienne, débutante, irradie par sa simplicité et sa sensualité, comme le faisait Sandrine Bonnaire dans À nos amours. Les dialogues n’ont pas la profusion habituelle des films de Kechiche. Pas de performance de tchatche, mais une autre façon de se connaître, de se parler, de s’exposer : des scènes de sexe longues et intenses entre les deux amoureuses, Adèle et Emma. Aussi fortes, aussi belles que celles de l’Inconnu du lac, d’Alain Guiraudie. À croire que les amours homosexuelles donnent de la liberté aux cinéastes, et une inspiration supérieure. C’est peut-être avec ce rôle qu’apparaît dans tout son éclat l’intelligence de Léa Seydoux : le fait d’avoir accepté ce rôle, cette place. Elle n’est ici qu’en « second » (même si elle est très présente) – le titre du film à lui seul l’atteste. Mais elle se donne tout entière, en lesbienne assumée, en artiste qui trouve sans concession sa voie, en amoureuse intransigeante. Issue d’un milieu social plus modeste qu’Emma, Adèle a moins d’assurance : elle découvre son homosexualité avec timidité, n’a pas la culture d’Emma et de ses amis (ce qui lui donne parfois un petit côté «   dentellière   », en référence au film de Claude Goretta), mais a foi (comme Kechiche lui-même, cf. l’Esquive, déjà) dans le métier de transmission qu’elle a choisi d’exercer : institutrice. C’est pour elle que le cœur du cinéaste balance. Parfois au prix de quelques facilités – par exemple la scène de stigmatisation de son homosexualité soupçonnée par ses camarades de lycée. Mais sans rien de ce qui ferait du personnage ou de l’actrice un objet d’exhibition. La Vie d’Adèle est un film de maturité.

Samedi 25 mai

Michael Kohlhaas, d’Arnaud des Pallières

Précédé d’une réputation (non exagérée) de radicalité, Arnaud des Pallières a été (étonnamment mais heureusement) sélectionné en compétition à Cannes pour une adaptation littéraire (Kleist) et un film d’époque. Une question, dès lors, se posait : où le cinéaste avait-il placé le « curseur » d’une certaine ouverture, d’une plus grande accessibilité de son cinéma ? Cette question se retrouve indirectement au cœur de Michael Kohlhaas. Parce que des hommes du seigneur local lui ont « emprunté » deux superbes chevaux et les lui ont rendus dans un état lamentable, en même temps qu’ils ont blessé l’un de ses fidèles compagnons, Kohlhaas a recours au droit. Mais il n’obtient pas gain de cause, en raison d’une collusion entre un juge et l’aristocrate. Kohlhaas persévère dans sa demande de justice, y perd sa femme (Delphine Chuillot) et déclare la guerre au seigneur. Trois phrases, prononcées par trois personnages différents, résument l’enjeu du film. Un théologien (Denis Lavant) reproche à Kohlhaas son intransigeance quand il va jusqu’à tuer un de ses hommes qui a pillé une ferme. « C’est cela, ton sens de la justice ? », lui demande-t-il. Kohlhaas répond : « J’ai des principes. » Quant à la princesse d’Angoulême (Roxanne Duran), sœur du roi, prête à intervenir en sa faveur, elle lui dit : « Vous êtes un fanatique. » Ces mots renvoient à des interrogations : qu’est-ce qu’un compromis ? Que signifie négocier ? Qu’est-ce qu’un idéal ? Quand renonce-t-on à soi-même ? Autant de réflexions induites par ce film, sans que celui-ci soit conceptuel ni abstrait. Au contraire, Michael Kohlhaas subjugue par sa beauté formelle, par le lyrisme des paysages pliés par le vent, par sa lumière minérale, ses ombres glissantes et tournoyantes. Cela, sans jamais tomber dans l’académisme. Le seul réel problème de ce film, qui ne mérite pas le désolant accueil que lui a réservé une grande partie de la presse (trop fatiguée ?) : le choix du comédien danois incarnant Kohlhaas, Mads Mikkelsen. Malgré une plastique superbe, sa prononciation parfois peu compréhensible et une placidité trop appuyée lui font perdre une part du charisme que le personnage exige.

Cinéma
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