Jean-Claude Ameisen : « Ne pas confondre l’éthique et la loi »
Pour Jean-Claude Ameisen, les règles éthiques, comme la recherche, doivent sans cesse être remises en question.
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Depuis sa création en 1983, le CCNE produit des avis et des rapports sur des questions dont il est saisi. Il mène une réflexion sur les implications éthiques de certains résultats de la recherche biomédicale, qu’il soumet au débat public.
Fin de vie et procréation médicalement assistée : le président de la République a suspendu deux débats et deux projets de lois aux avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Le Comité prend-il du poids ? N’y a-t-il pas un risque d’instrumentalisation ?
Jean-Claude Ameisen : Le CCNE est une autorité indépendante, dont le rôle, comme son nom l’indique, est consultatif. Il ne peut ni ne doit se substituer aux choix du législateur, des pouvoirs publics et de la société. Le rôle principal du CCNE est de contribuer à la réflexion publique, en prenant du recul, en faisant ressortir la complexité des problèmes, en dégageant les enjeux, en explorant les options qui permettront au mieux aux citoyens, au législateur et aux pouvoirs publics de s’approprier la réflexion et de s’exprimer à partir d’un « choix libre et informé ». Ce processus est au cœur de la démarche éthique biomédicale. Il est aussi, plus largement, essentiel à la vie démocratique.
2013 est-elle une année charnière ?
C’est en tout cas une année particulière pour le CCNE : l’année de son trentième anniversaire. Le CCNE a été le premier Comité consultatif national d’éthique créé au monde, et, depuis 1983, il a joué un rôle important dans l’animation de la réflexion éthique dans notre pays et dans le monde. C’est aussi une année particulière en raison de l’importance de certains des sujets que nous sommes en train d’aborder : des questions éthiques concernant la fin de vie, d’autres concernant le début de vie (l’assistance médicale à la procréation).
Lors des états généraux de 2009, des comités de citoyens ont été entendus. Les consultations citoyennes, désormais prévues par la loi, s’organiseront-elles de la même manière ?
Oui, sous la forme de conférences citoyennes, comportant un panel représentatif, tiré au sort, d’une vingtaine de personnes qui seront, dit la loi, « formées » (je préfère le terme « informées ») par des « experts » venant de différents horizons, avec qui nous leur proposerons de dialoguer. Puis les citoyens choisiront eux-mêmes les personnes qu’ils souhaitent entendre et avec qui ils désirent échanger pour approfondir leur réflexion.
Quelles sont les limites de la loi en matière d’éthique ? L’État doit-il garder la main ? Légiférer suscite-t-il le débat public ou le confisque-t-il ?
Pour moi, la relation entre la réflexion éthique et la loi ressemble à celle qui existe entre la recherche scientifique et la connaissance. Toute connaissance nouvelle fait naître des questions nouvelles. La démarche éthique, comme la recherche, est une démarche de remise en question permanente. C’est le rôle du législateur d’élaborer des règles de conduite collectives qui visent à répondre au mieux, dans une période et un contexte donnés, à certains problèmes éthiques. Mais ces règles n’épuisent pas les questions éthiques, et en font surgir de nouvelles. Les deux démarches – la réflexion éthique et l’élaboration des lois – sont indispensables et complémentaires, mais elles ne doivent pas être confondues.
La loi Leonetti sur la fin de vie est-elle insuffisante ? Comment vous situez-vous face au rapport Sicard ?
Jean Leonetti a lui-même déposé, il y a quelques semaines, une proposition de loi visant à modifier certains points de sa loi de 2005. Il considère lui-même qu’elle doit évoluer. Quant au rapport de la commission Sicard, il fait partie des documents à partir desquels nous travaillons : c’est sur la base de ce rapport que le président de la République a saisi le CCNE sur les questions éthiques concernant la fin de vie.
Comment appréhender l’argument « les autres pays le font » ? Une société plus permissive est-elle toujours synonyme de plus de libertés ?
Une conduite ne doit pas être considérée comme souhaitable au seul motif qu’un autre pays l’a choisie. En revanche, il est important de tenter de comprendre les raisons pour lesquelles différentes réponses au même problème éthique ont pu être apportées par différents pays. Ce qui me frappe, dans les débats en France, c’est que nous parlons de ce que font les autres, mais nous en parlons en leur absence : nous ne leur donnons pas la parole. Pourtant, on apprend en échangeant. Pour le trentième anniversaire du CCNE, nous organisons les 4 et 5 octobre, au grand amphithéâtre de la Sorbonne, un colloque international ouvert au public, intitulé « Éthique et démocratie ».
Pourquoi le contexte économique est-il si peu considéré ? En quoi l’ultralibéralisme peut-il piéger le débat ?
Lorsque j’ai été nommé président du CCNE, il y a six mois, j’ai dit que je souhaitais ouvrir le comité à des économistes. Ils nous aideraient à mieux identifier les facteurs socio-économiques qui exercent un effet négatif sur l’espérance de vie et la santé pour pouvoir y remédier ; et aussi à mieux apprécier les dimensions socio-économiques des choix de politiques de santé.
Pourquoi le coût des personnes en fin de vie, les intérêts économiques des laboratoires ou le poids des banques biologiques sont-ils si peu abordés ?
Le Comité a abordé certaines de ces questions par le passé : par exemple, dans son avis [^2] sur le développement et le financement des soins palliatifs (n° 108) ou celui sur la contrainte budgétaire en milieu hospitalier (n° 101). On les retrouve aussi dans les questions éthiques posées par les nanosciences et les nanotechnologies (n° 96), la commercialisation des cellules-souches humaines (n° 93) et dans les inégalités d’accès aux soins (n° 78). Mais les problèmes d’exclusion et d’abandon dépassent la seule dimension économique : le CCNE a rendu des avis sur la situation des personnes atteintes d’autisme (n° 102), les empreintes génétiques pour les migrants (n° 100), la biométrie (n° 98), la santé en prison (n° 94)… Une société qui exclut les personnes les plus vulnérables perd son humanité. Deux millions d’enfants sont exposés à des problèmes de santé liés au fait qu’ils vivent sous le seuil de pauvreté, les enfants atteints de handicaps sont trop souvent privés d’un accès à l’éducation et les précaires d’accès aux soins, les personnes atteintes de maladies psychiatriques graves sont trop souvent abandonnées dans la rue ou enfermées en prison. Dans le monde, plusieurs millions d’enfants et d’adultes meurent chaque année de maladie ou de faim, alors que nous avons collectivement les moyens de les sauver. L’évolutionniste Stephen Jay Gould disait : « Nous ne traversons ce monde qu’une fois. »
[^2]: Les avis du CCNE sont consultables sur www.ccne-ethique.fr