Jean-Luc Mélenchon : « Le 5 mai, la gauche est dans la rue »
Pour le coprésident du Parti de gauche, une alternative se développe, susceptible de faire basculer le rapport de force avec la droite. Rencontre, à la veille d’une manifestation qui a pour lui valeur de test.
dans l’hebdo N° 1251 Acheter ce numéro
C’est dans l’arrière-salle d’un bistrot du Xe arrondissement que nous avons retrouvé Jean-Luc Mélenchon. Nous ne l’avions pas revu depuis l’été dernier. Il répond ici à nos questions sur le bilan de François Hollande un an après son entrée à l’Élysée, la stratégie du Parti de gauche, les rapports avec les communistes, la manifestation du 5 mai, et le climat dans le pays en plein psychodrame sur le mariage pour tous.
Quel bilan général tirez-vous de la première année de François Hollande à l’Élysée ?
Jean-Luc Mélenchon : C’est un bilan calamiteux. Peu d’entre nous auraient imaginé que les choses iraient si vite si mal. Au plan économique, le monde salarial n’a rien gagné, le patronat a été copieusement servi, et les trafiquants financiers ont été moelleusement protégés, y compris au moment de l’affaire Cahuzac, puisque le président de la République a décidé de rendre suspects tous les parlementaires et les ministres plutôt que de publier les listes de fraudeurs réels dont il dispose. Enfin, le rapport de force s’est considérablement dégradé : la résignation s’est étendue et les Solfériniens ont mis une énergie particulière à diviser la gauche. Dans cette situation, deux voies s’offrent à nous. La première, c’est celle que nous enjoignent de suivre les Solfériniens : nous aligner sur l’ANI, la politique de l’offre, les 20 milliards de cadeaux aux entreprises, et le refus de l’amnistie sociale. C’est-à-dire capituler sans conditions devant leur politique. L’autre voie, que nous avons choisie, celle de l’autonomie et de l’indépendance, consiste à reconstruire le rapport de force entre la gauche, la droite et le Medef. Cette responsabilité-là, personne d’autre que nous ne l’assume.
N’y a-t-il pas une troisième voie initiée par la gauche du PS, qui, à partir d’une critique de la politique de récession et d’austérité, cherche à faire éclore « un nouveau pacte majoritaire » ?
Nous sommes prêts à aider et à encourager toutes ces initiatives. Mais nous n’avons aucune illusion. Nous avons vu comment la critique de trois ministres, rejoints par « Maintenant la gauche », a été immédiatement foudroyée par le président de la République. Il a réaffirmé qu’il n’y avait qu’une seule ligne, sa « politique de sérieux budgétaire », avec tout le mépris que cette expression porte sur ceux qui ne sont pas d’accord avec lui. Si ces camarades parvenaient à ouvrir une brèche dans le mur que le gouvernement essaie de créer entre les composantes de la gauche, il va de soi que nous nous y engouffrerions. Mais que l’on ne nous demande pas de nous rallier à des programmes au rabais Solférino-compatibles.
Que serait cette brèche ? Y aurait-il un seuil à partir duquel les conditions seraient réunies pour un dialogue, et des perspectives communes ?
Pour l’instant, c’est une spéculation très abstraite. La question n’est pas de savoir comment s’arranger avec les Solfériniens. Ma perspective est de constituer avec le Front gauche – et non autour – une alternative majoritaire, militante, sociale, civique, qui se vérifie non par des accords d’appareils mais par des mobilisations de masse, dans l’action. Après, il peut y avoir un programme de Front populaire…
C’est l’expression qu’emploie Marie-Noëlle Lienemann.
La référence au Front populaire est dans le Front de gauche depuis le début. Le Parti communiste l’utilise, moi-même j’en avais fait le slogan du stand du PG à la Fête de l’Humanité.
Le sentiment qu’on va dans le mur se répand. On commence à voir sous des plumes inattendues, notamment d’économistes libéraux, des critiques de la BCE et de notre système européen. Va-t-on vers un tournant forcé imposé à Hollande par la situation ?
Parmi les intellectuels, la conscience que l’austérité n’est pas la réponse à la crise est grandissante. Le rapport de force idéologique s’améliore et nous nous sentons moins seuls. Mais il ne suffit pas d’indiquer les réponses qui seraient nécessaires. Il faut mettre en place le rapport de force qui convient pour les faire advenir. Ceux qui croient qu’un colloque scientifique va convaincre Mme Merkel, les banques allemandes et le banquier central se trompent sur la nature réelle du monde. Ce n’est pas seulement une affaire de bonnes relations et de souplesse diplomatique. Cela passe par une réorganisation profonde de l’Union européenne et de son projet. Qui propose une stratégie de changement ? Est-ce qu’elle est praticable ? C’est la caractéristique du Front gauche et des partis du Parti de la gauche européenne de mettre en avant les programmes et la méthode qui va avec, l’implication populaire. La légitimité des politiques d’austérité est dorénavant totalement minée, mais les mécanismes de conservation et de permanence des politiques néolibérales sont intacts. Ils ne peuvent être vaincus que par la force des mobilisations sociales et politiques.
On dit que vous êtesengagé dans une stratégie du recours…
L’idée du recours après un effondrement général ne peut pas être un calcul sur le futur. Trop d’événements peuvent se produire avec des probabilités qu’aucun d’entre nous n’est capable de calculer précisément. Ce dont nous sommes certains, c’est que la ligne sociale-libérale ne mène qu’à une catastrophe. Et la même ligne appliquée en même temps dans 27 pays de la première zone économique du monde va conduire à un désastre historique. Nous pensons que ceux qui seront les mieux placés pour affronter la situation seront ceux qui, l’ayant prévue, auront préparé intellectuellement et matériellement les moyens d’y répondre. Voilà pourquoi nous refusons de prendre part à quelque compromis que ce soit qui viserait à nous associer à une politique dont nous savons qu’elle nous conduit dans le mur. Nous ne sommes pas simplement des « M. et Mme Plus », nous sommes dans un autre cadre d’action et de compréhension. Si on doit appeler ça une stratégie du recours, cela ne me dérange pas. Mais ça ne veut pas dire qu’il nous suffit d’attendre dans notre coin qu’on vienne nous chercher.
Il vous a été reproché d’avoir lancé seul l’idée de la manifestation du 5 mai…
Au sein du Front de gauche, les décisions et les propositions sont avancées tantôt par l’un, tantôt par l’autre. J’ai mis sur la table la proposition de la manifestation du 5 mai, Pierre Laurent a mis celle des assises du 16 juin. C’est notre manière de régler de façon pragmatique la double obligation dans laquelle nous sommes de jouer en collectif et de veiller à ce que nos partis ne cessent pas d’exister. Il n’y a pas dans le pays d’autre espace politique et culturel que le nôtre capable de réunir toutes les semaines les directions de neuf organisations pour fixer une ligne collective. Non seulement nous sommes capables d’avoir une organisation matérielle et stratégique, mais nous sommes dans un processus de convergence idéologique inédit. Le PCF a intégré la « révolution citoyenne » dans le texte d’orientation adopté à son congrès ; l’écosocialisme est désormais l’horizon de la moitié des formations du Front de gauche. Par conséquent, celui-ci n’est le lieu d’aucune aventure personnelle ou partidaire.
Pourquoi cette marche citoyenne ?
La marche incarne une méthode politique qui fait notre force. Nous épousons des événements et nous sommes des déclencheurs de mobilisations sociales et politiques. Nous en avons fait la démonstration le 30 septembre contre le traité budgétaire européen dans une manifestation qui mélangeait les bannières syndicales et politiques. Pour le 5 mai, la méthode est la même. Le Front de gauche est déclencheur en proposant à la gauche de se constituer comme force visible dans les rues. Mais, sitôt le déclenchement effectué, le pilotage de l’opération est confié à un collectif plus large. La manifestation inclut des participations qui débordent le Front gauche : le NPA vient sur ses propres mots d’ordre, le groupe d’Eva Joly de même… Des organisations syndicales de base ont décidé de venir. Des appels catégoriels – économistes, gens de culture, juristes, etc. – se multiplient.
Pourquoi à cette date ?
Si nous ne posons pas un acte de cette nature maintenant, il y a carence de la gauche dans le pays. Il ne reste que des Solfériniens, avec leur parole démoralisante et capitularde, et les rues sont tenues par la droite et l’extrême droite, qui font avancer dans la conscience populaire l’idée que la solution est de leur côté. Ainsi, le piège des Solfériniens, « vous votez pour nous ou bien c’est la droite et l’extrême droite », fonctionnerait pour le pire.
C’est le climat créé par la bataille sur le mariage pour tous ?
La loi est votée. Tant mieux. Mais ne nous cachons pas que cet épisode a déséquilibré le rapport de force en notre défaveur. Les Solfériniens ont méconnu ce qui s’est passé dans le reste de l’Europe lorsque des initiatives de ce type ont été prises, surtout dans les pays où l’Église catholique a des réseaux ; ils ont cru que la bataille n’aurait pas lieu. Au début, les députés UMP n’étaient pas loin de penser la même chose. Cela explique que le mouvement s’est développé en dehors de la représentation traditionnelle de la droite et même des Le Pen. Il a ensuite été encouragé par deux choses. En évoquant la possibilité d’une clause de conscience pour les maires, le président de la République a validé en quelque sorte la légitimité des opposants au mariage pour tous. La situation a été rattrapée magnifiquement par Christiane Taubira, au moins dans l’hémicycle, mais, pendant ce temps-là, les Solfériniens ont fini de tout désorganiser à l’extérieur. D’abord en mégotant sur des choses qui semblaient acquises, comme la procréation médicalement assistée pour toute femme qui en fait la demande. Si bien que, face à la détermination, la mobilisation et la cohérence idéologique, on a vu un état-major incertain qui désorganisait ses troupes.
Il s’agit donc de réaffirmer l’existence de la gauche ?
Depuis le début nous disons qu’il existe une alternative à gauche. Ce que vous allez voir le 5 mai, c’est la gauche dans la rue. Il n’y a de gauche possible que contre la finance, contre l’austérité et pour un changement de régime. C’est donc une manifestation politique et sociale. Plus grand sera le rapport de force, plus nous aurons de l’air pour faire respirer notre pays, qui étouffe dans l’étau où les Solfériniens ont enfermé tout le monde. C’est un processus qui a évidemment un caractère « d’insurrection citoyenne », mais contre un système totalement vermoulu. En appelant à un coup de balai sur les institutions de la Ve République, nous mettons en cause un système, quand François Hollande met en cause des personnes – ministres, parlementaires – avec sa loi des suspects. Notre manière de faire est démocratique, républicaine, respectueuse des libertés individuelles. Nous sommes en train de commencer ce que Frédéric Lordon a appelé « la révolution des balais ».