La banderole, tissu de protestations

Philippe Artières retrace l’histoire de cet objet politique aux formes innombrables qui constitue la légende de tous les combats.

Olivier Doubre  • 23 mai 2013 abonné·es

En 1987, à New York, des anciens compagnons et amis de personnes mortes du sida décident de « réaliser un panneau de tissu » en souvenir de chaque disparu. La pratique se diffuse. Chaque panneau-hommage « mesure 1,80 m par 0,90 m et doit comporter au minimum le prénom de la personne décédée ». Assemblés « avec d’autres, par carrés de huit […], ils forment en fait des banderoles » … Lors de la première exposition du patchwork dédié à Cleews Vellay, furieuse figure et deux ans « présidente » de l’association de malades du sida Act-Up Paris, son compagnon, Philippe Labbey, rappela tout le sens de cet étrange support revendicatif : « Cleews est mort du sida le 18 octobre 1994. […] À 30 ans, quand la mort l’a cueilli, Cleews menait deux guerres, l’une personnelle contre un virus dont il savait qu’il lui coûterait la vie, l’autre publique et sans merci contre tout ce qui avait pu rendre possible l’étendue cruelle de cette épidémie […]. Cleews m’a dit quelques fois qu’il n’était pas pressé de finir en patchwork, qu’il comparait à des nappes de table ou à des dessus-de-lit. Voilà… j’avais un mari, aujourd’hui j’ai un dessus-de-lit. Ciao bébé. »

De simples bouts de tissus cousus, ornés des quelques lettres d’un prénom, peuvent donc devenir « une arme », un « instrument de subversion », le « signe de ralliement à une même cause ». Bannière, drapeau, étendard, enseigne, oriflamme, gonfalon, affiche, dazibao, peinture murale, voire timbres-poste ou cartes de vœux (comme en crée Solidarnosc durant l’état de guerre en Pologne dans les années 1980), badge ou tee-shirt. Mais aussi le corps nu, tatoué ou taché d’inscriptions à même la peau, comme les Femen aujourd’hui. Ou des corps côte à côte, formant à la fois cortège et, porteurs chacun d’une seule lettre, des mots. La banderole est loin de n’être qu’une bande de tissu tendue entre deux mâts portés à bout de bras en tête d’une manifestation. Tous ces types d’écrits sont en effet destinés à être aussi reproduits, photographiés, filmés, aujourd’hui numérisés, pour mieux démultiplier l’expression des luttes, formant finalement la légende du cliché ou, plus largement, « le paratexte de l’événement ».

` À travers cet « objet politique » protéiforme, désigné par le terme quasi générique de « banderole », Philippe Artières, historien « inventif » (selon le mot de l’éditeur) du fait de sa démarche originale au sein de sa discipline, poursuit ici sa quête d’une histoire contemporaine de l’écriture. Un chantier qu’il conduit depuis de nombreuses années et dont l’une des dernières productions s’intitule les Enseignes lumineuses, des écritures urbaines au XXe siècle (Bayard, 2010). La recherche d’une « histoire du voir et de l’ être vu  ». Car « faire l’histoire de la banderole est tenter de saisir l’évolution de la perception de l’écrit dans nos sociétés, de la manière dont on s’empare de son pouvoir, dont on cherche à l’utiliser et dont on le met en scène ; à côté de la savante histoire de l’écriture, en somme, celle chaotique, fragmentaire des usages de l’objet écrit »

Cette histoire de la banderole, formée de courts textes sur divers événements où des banderoles ou d’autres formes d’inscriptions furent brandies, exposées, diffusées, parfois sous le manteau pour échapper à la répression, retrace évidemment des épisodes de l’histoire sociale, des luttes et des mobilisations. Ces épisodes disent, pour l’historien, « l’infatigable puissance de contestation » de la banderole. Ils témoignent, chacun dans leur particularité matérielle et le contexte de leur exposition, « de l’importance, aujourd’hui encore, du pouvoir de l’écriture et des luttes dont participent les objets écrits ». Mais Philippe Artières se veut attentif, dans notre monde empli d’écrans, aux dernières évolutions technologiques, signe que « l’espace des protestations s’est modifié ». Désormais, sur Internet, « on peut s’attaquer à une institution et déployer en ses murs une banderole sans y pénétrer directement », mais aussi « sans que les militants ne sortent même de chez eux ». Ainsi, les attaques de hackers « manifestent l’incroyable plasticité de cet objet de tissu » … L’histoire de l’invective, des luttes, des interpellations grâce à l’inscription exposée en public (jusqu’à une page d’un site web aujourd’hui) n’est donc pas près de s’éteindre. La multiplicité de ses formes en est la preuve. Elle montre surtout le caractère de véritable palimpseste de la ville moderne, où les écritures multiformes se chevauchent, s’effacent, se superposent. Des « écrits exposés », selon la définition de l’épigraphiste italien Armando Petrucci sur laquelle s’appuie tout le travail de Philippe Artières, qui, dans le cas de la banderole, sont l’expression des affrontements politiques de l’époque. Celle de véritables « luttes graphiques ».

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