Le marché de CO2 frappé d’essoufflement

En refusant la hausse du prix des quotas d’émission de carbone, le Parlement européen a déstabilisé la politique climatique de l’Union.

Patrick Piro  • 9 mai 2013 abonné·es

C’est un coup dur pour la stratégie européenne de lutte contre le dérèglement climatique : le 16 avril, le Parlement de Strasbourg a rejeté une proposition portée par la Commission européenne, destinée à faire remonter le prix de la tonne de carbone (ou CO2) au sein du système communautaire d’échange de quotas d’émission (Sceqe).

Le Sceqe, en vigueur depuis 2005, vise à réduire le volume de CO2 émis dans l’atmosphère. Il concerne 11 000 entreprises européennes (sidérurgie, chimie, ciment, papier, etc.), totalisant, avec 2 milliards de tonnes environ, près de la moitié des émissions de CO2 de l’Union. À chacune est attribué un volume de quotas – un par tonne de CO2 – correspondant à un plafond d’émissions à respecter, et que Bruxelles ajuste à la baisse au fil des ans. Les entreprises qui ont fait mieux que leur objectif peuvent vendre, à celles qui ne l’ont pas atteint, leurs quotas inutilisés via la bourse du carbone du Sceqe, la première au monde (90 milliards d’euros échangés en 2010). Un prix de quota haut incite les entreprises à réduire leurs émissions. Il dépend notamment du volume de quotas en circulation, dont une fraction sera attribuée par enchères à partir de 2013, et non plus gratuitement comme avant.

En juillet 2008, le quota, équivalent à un « droit d’émission » d’une tonne de CO2, se négociait 35 euros. Au cours du premier trimestre 2013, il a parfois frôlé les 3 euros. Une division par dix en l’espace de cinq ans – un effondrement. À ce niveau, le mécanisme du Sceqe (voir encadré) est devenu inopérant. Les experts estiment qu’il faudrait maintenir le prix de la tonne de CO2 au-dessus de 20 à 25 euros pour créer chez les industriels une incitation économique à diminuer leurs émissions. De fait, le constat d’échec est établi depuis un bon moment : le cours de la tonne de CO2 chute depuis près de deux ans. Car la crise, entre 2008 et 2009, a réduit l’activité économique, et donc les émissions de CO2 ainsi que le besoin de quotas sur le marché. Mais, surtout, Bruxelles aurait mis en circulation bien trop de quotas. Pour enrayer la dégringolade, la Commission a imaginé doubler le cours de la tonne de CO2 en créant de la rareté, par le gel temporaire d’un volume de 900 millions de quotas sur les 8,5 milliards qui seront attribués aux enchères sur la période 2013-2020. Trop timoré : il faudrait une rétention de 1,4 milliard de quotas, estiment les spécialistes. La menace a pourtant suffi pour braquer une majorité d’eurodéputés, soucieux de ménager les entreprises et d’éviter une impopulaire hausse du prix de l’électricité. Une petite catastrophe dans les couloirs de Bruxelles, qui a fait du Sceqe le principal levier de sa politique de stabilisation de la dérive climatique. Mais l’événement aura peut-être la vertu salutaire de provoquer une inflexion. En effet, si le système est la cible de l’industrie lourde, qui estime qu’il la lèse face à la concurrence non-européenne, il est également jugé contre-productif par un front d’associations altermondialistes, qui lancent un appel à « mettre fin au marché du carbone européen », appuyées par un rapport qui « démonte les mythes » du Sceqe [^2]. Entre autres constatations, les industries concernées réduiraient leurs émissions deux fois moins vite que dans les autres secteurs.

La plupart des tares proviennent, selon ces critiques, du recours à des mécanismes de marché fondés sur une valeur commercialisée bien difficile à vérifier – l’émission évitée d’une tonne de CO2 –, incitant à des stratégies financières spéculatives plutôt qu’à de réelles volontés d’abandonner les énergies fossiles. Ainsi, le Sceqe n’est pas uniquement alimenté par des quotas, mais aussi par des « crédits carbone » issus de projets « de compensation » financés dans les pays du Sud, dont peut-être un tiers seulement contribueraient à réduire les émissions. De nombreux exemples montrent également que ces projets attisent des conflits sociaux et environnementaux au Sud, par l’accaparement de terres, notamment. Par ailleurs, l’abondance des quotas commercialisables aurait généré, ex nihilo, des dizaines de milliards d’euros d’enrichissement pour certains pollueurs ayant exploité le système sans avoir à consentir de réductions d’émissions. Et quand ça a été le cas, une grande partie des investissements ont été in fine répercutés sur les consommateurs.

Autre faille : les fraudes sont aisées (méthodes de calcul manipulables, contrôles difficiles, etc.), elles ont déjà donné lieu en Europe à une demi-douzaine d’arnaques retentissantes à hauteur de plusieurs milliards d’euros. En 2009, Europol estimait que le marché du carbone, dans certains pays, était « frauduleux à 90 % ». Le Sceqe est-il pourtant à l’agonie ? Il serait présomptueux de l’affirmer. D’abord parce que le vote du Parlement européen, acquis à une majorité serrée, est en partie inattendu. Il est le résultat d’un clivage qui a traversé presque tous les groupes politiques, traduisant plus d’incertitude que de détermination. Ainsi, une fraction des conservateurs du Parti populaire européen a rejoint les « pro-gel » aux côtés des Verts, de la moitié des libéraux, d’une majorité de sociaux-démocrates et de Gauche unitaire européenne. Cette dernière, où siègent les élus du Front de gauche, adhère pourtant aux critiques altermondialistes, mais a refusé d’appuyer les partisans d’un recul de toute régulation sur le CO2. Bruxelles compte donc revenir à la charge avant l’été avec une nouvelle proposition, et après avoir courtisé les pays indécis, dont l’Allemagne. Mais on voit mal désormais la Commission faire l’économie d’une réflexion de fond sur le devenir d’un système que ses détracteurs jugent trop embourbé pour être réformable.

[^2]: www.france.attac.org, et scrap-the-euets.makenoise.org

Écologie
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