Moustaki, ma liberté

Georges Moustaki nous fit comprendre que chacun est son propre maître et son propre dieu, qu’il n’y a pas à chercher ailleurs, sauf à vouloir s’aliéner.

Alain Ade  • 30 mai 2013 abonné·es

Georges Moustaki est mort. Les chanteurs ne tiennent pas de discours. Ils posent des notes au bas de nos vies blanches et c’est à nous de remplir les pages, parfois d’y trouver un sens. Avec lui, ce fut le sens de l’Orient passion. Peu de chanteurs refont le monde. Ceux qui l’ont scruté de près le rapiècent à peine, et c’est déjà beaucoup. Ils resserrent les mailles de nos accrocs, refont nos trames personnelles, qui sont rarement en quatre volumes.

Lorsque nous étions enfants, mes frères et moi avions des pieds de caoutchouc. Nous étions une fratrie où s’échangeait le bien commun sous l’horizon indépassable du sommet de notre colline, la bien nommée Côte de velours : l’unique vélo pour quatre, les engueulades sur le chemin du collège, le portique et sa balançoire, les petites fiancées de la rue de la Marne aux baisers chewing-gums. Dans ce quartier dont le nom des rues exhalait la Grande Guerre, nos maisonnettes sentaient le contreplaqué, le pyrex, la toile cirée. Moustaki est arrivé là-dessus comme un vent solaire. Il a posé des babouches sur nos affreux carrelages et des nappes de lin sur nos tables en formica. Il y avait un jardin qu’on appelait la Terre. Il brillait au soleil comme un fruit défendu.  Il a déployé des continents sur nos pelouses, des lits de mousse sous les feuillées de nos rhubarbes et nous nous sommes pris à rêver, si loin, de cyprès et de vignes. Ensuite, seulement, nous avons pris le temps de vivre, d’être libres. Tout est devenu possible, tout a été permis. Il a suffi que trois ou quatre métèques déroulent sous nos pas hésitants le tapis de la solitude, cette  douce habitude, les entrelacs de la carte du tendre, le poing levé des anarchistes, le regard fugace des passantes. Moustaki, le juif d’Alexandrie, fut pour moi le premier. Brassens, le maçon bourru, le ciseleur de textes, le suivit de près. Puis il y eut Ferré, le Rital lyrique, leur père en indignation. Avec mon ami Thierry G., nous écoutions Moustaki en boucle les jeudis après-midi, chœur transi, doigts gourds sur nos guitares jalouses, dans la maison des parents de Thierry, à Mont-Saint-Aignan. Il tomba comme une pluie de jasmin sur nos 14 ans. Il amenait dans ses mélodies lentes un tangage de Méditerranée, un roulis de figues, le sourire des filles du soleil, les corsages de Corfou, mais aussi une tristesse de la mémoire qui allait bientôt nous servir de viatique romantique. Juste une croix qui déchire le vent, mes souvenirs sont les seuls survivants. Il semblait sortir de nulle part, émerger du sirocco, naître de terres arides. Ses mélodies se jouaient en clé d’utopie.

Nous ne savions alors presque rien de la période rive gauche – Piaf et Milord  – de ce Giuseppe Mustacchi qui avait, dix ans plus tôt et encore imberbe, soufflé ses chansons aux grandes voix de l’époque, Montand, Reggiani, Barbara, sans intention de les chanter lui-même. Entre-temps, Yussef-Giuseppe-Joseph était devenu Georges, en hommage au Sétois, et s’était décidé à faire entendre lui-même sa voix de houle. Il nous arriva directement de cette deuxième vie, glissant grisant sur l’arc-en-ciel de sa liberté jusqu’à l’île Saint-Louis, cheveux poivre et sel et barbe de voyageur encadrant un sourire trempé dans le miel. Cette liberté, il l’appelait perle rare. Son écrin était la conscience de vivre ; son collier, la fraternité universelle ; son prix, le temps qu’il fallait pour l’atteindre. La guitare avait remplacé le piano, et ce fut plus facile pour Thierry et moi de l’imiter, démangés que nous étions de presser nos six cordes pour en extraire l’ersatz de notre admiration.

Nous écrivîmes une dizaine de chansons. J’ai encore en tête certaines mélodies, et j’en ai conservé les textes. Elles calquaient avec une déférence maladroite les Rois serviles, Sarah, le Temps de vivre. Elles puisaient aux mêmes sources du désir, du désert, des îles, des illusions, de la paresse, du rhum, de l’eau, des hommes, des opprimés. Avec lui, les distances n’étaient plus un souci. Les frontières paraissaient une bizarrerie du monde ancien. La Méditerranée, océan universel, roulait sa vague tiède entre l’Égypte, le Brésil, les Antilles, le Mexique, la Grèce. Au-dessus, un soleil éternel chauffait les terres inconnues où les filles les moins sages vivent sur le rivage, à moitié nues. Des voiles de felouques flottaient au vent du large, noires et blanches exilées d’une portée sans sol. Des filles déhanchées hantaient l’horizon de leurs voix douces, rondes d’une partition caressante, sirènes d’Ulysse ayant réussi leur coup. Avec ses rythmes lents, il esquissait des airs de repos, tressant des hamacs pour les siestes des siestes sur l’autoroute d’un monde obnubilé par la compétition, la vitesse, la propriété. Il nous fit comprendre que chacun est son propre maître et son propre dieu, qu’il n’y a pas à chercher ailleurs, sauf à vouloir s’aliéner. Son verbe avait la simplicité des messages murmurés dans cette exaltation douce que l’on nomme parfois révolution permanente et que l’on a, plus que jamais, envie de suivre jusqu’au bout. Georges Moustaki est mort, la Méditerranée est à l’étal et je suis orphelin de mer.

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