Paul Ariès : la mobilisation du peuple de gauche est « historique »
Le politologue avait appelé à manifester dimanche à Paris avec le Front de gauche. Une mobilisation contre la politique du « parti solférinien », mais aussi, selon lui, une première « historique ».
Auteur de nombreux livres et rédacteur en chef du Sarkophage, Paul Ariès est une des références du courant de la décroissance. Après des années passées à marier l’écologie et le socialisme, il se définit comme « objecteur de croissance, des gauches et amoureux du bien vivre » . Signataire d’un des appels à la « Marche citoyenne contre la finance et l’austérité, pour la VIe République », nous lui avons demandé d’en exposer les raisons.
Pourquoi soutenez-vous la mobilisation du 5 mai ?
On ne prend pas encore assez conscience de ce que signifie historiquement cette initiative collective. Pour la première fois de l’histoire, les gauches politiques, mouvementistes, intellectuelles manifestent unitairement contre le PS (le « parti solférinien ») et sa politique austéritaire. Pour la première fois de l’histoire, le peuple de gauche marche contre un gouvernement qui se revendique de lui.
Nous l’avons fait, riches de notre diversité, pour exprimer deux choses : pour dire que la gauche existe encore et exprimer la colère du peuple contre les élites. Non seulement « Hollandréou » et son équipe donnent raison à Margaret Thatcher et à son TINA (There is no alternative, en français « Il n’y a pas d’autre choix ») en expliquant qu’il n’y aurait pas d’autres politiques possibles que de faire payer la crise aux pauvres, qu’il faudrait se serrer la ceinture pendant deux ans, avant un hypothétique retour de la croissance économique écologiquement dévastatrice, mais le parti solférinien a aussi fini de se discréditer moralement, des affaires DSK à l’affaire Cahuzac. Les indignés du monde entier expriment cela fort bien : « Ils ne nous représentent pas ! » « Qu’ils s’en aillent tous ! ».
Oui, Mélenchon a raison de témoigner qu’une autre politique est nécessaire et possible et que nous y sommes prêts. Nous travaillons à cette refondation d’un projet de gauche écosocialiste depuis des années et ceci dans le respect de nos différences, en faisant de notre diversité une richesse et non pas une source de division.
Pour notre part, nous avions publié en 2011 un ouvrage collectif «L’Altergouvernement » (Le Muscadier) dans lequel 18 militants, intellectuels des gauches se prêtaient au jeu de se mettre en situation de pouvoir, en se demandant ce qu’il serait possible de faire si nous étions ministres. Ce sont des centaines de propositions cohérentes de rupture et de refondation d’un projet véritablement de gauche qui ont été mises en débat.
Lire > Les idées de «l’altergouvernement»
Je donnerai raison pour une fois à Manuel Valls et à tant d’autres dirigeants de ce parti qui souhaitent que le PS se débaptise et devienne un « parti démocrate »… Car tel est véritablement son identité politique depuis quelques décennies. L’avenir du parti solférinien est écrit dans l’histoire du parti démocrate italien… Un parti démocrate de centre gauche qui vient de s’allier aux « berlusconistes ».
Le parti solférinien est donc face à une alternative : reconnaître sa vraie nature et s’allier à Bayrou dont il applique consciencieusement la politique ou réussir sa révolution interne et ancrer le PS à gauche, ce qui me semble illusoire, même si j’admire et comprends le combat de la gauche socialiste, de mon pote Filoche. Nous devons à Laurent Mauduit d’avoir prouvé dans son livre, L’étrange capitulation , que le candidat Hollande a mené de front deux campagnes antagonistes, l’une officielle pour leurrer le peuple de gauche en parlant de guerre à la finance ; l’autre clandestine pour rassurer le monde des affaires et le convaincre qu’il n’avait rien à redouter du parti solférinien et de sa politique antisociale.
Partagez-vous les mots d’ordre du « Coup de balai » et de la « VIe République » de Jean-Luc Mélenchon ?
Ces mots d’ordre me semblent doublement justes même si je les exprime autrement. Ils me semblent doublement justes, car nous devons tenir les deux bouts d’un même combat : celui qui affirme que la gauche et la droite ce n’est pas pareil, bref celui qui rend toute sa place à la question sociale, et celui qui tient compte de la crise gravissime de la démocratie, du divorce entre les élites et le peuple.
Parler de VIe République, c’est appeler à repenser nos institutions pour pouvoir rendre le pouvoir au peuple et notamment aux jeunes, l’âge moyen de l’électeur est de 53 ans bien au-delà de celui des indignés, bien au-delà de celui d’une génération sacrifiée.
Parler de VIe République, c’est changer nos mœurs politiques, déjà par la réduction du nombre de mandats simultanés ou successifs, par un grand mouvement de déprofessionnalisation de la vie politique locale et nationale, par l’invention d’une véritable démocratie participative.
Parler de VIe République c’est tout faire pour en finir à gauche avec la conception verticale du pouvoir, avec la reproduction dans nos organisations des rapports de domination qui sont ceux de la grande société que nous combattons.
Parler de VIe République c’était déjà pour moi ce dimanche 5 mai préférer tenir mes engagements auprès d’un collectif alternatif breton que de marcher à Paris, même si j’ai invité chacun à battre le pavé, à faire la fête contre l’Austérité, à Paris comme ailleurs.
J’ajouterai quelque chose d’essentiel : la droitisation de la pensée concerne toutes les familles politiques. N’a-t-on pas vu certains décroissants appeler à fêter l’austérité confondant ainsi la décroissance et le serrage de ceinture.
De la même façon que le Parti solférinien n’est ni de gauche ni socialiste (ce qui explique que nous n’avons rien de commun avec lui), les décroissants qui appellent à fêter l’austérité, dont certains sont membres de ce même Parti solférinien, appartiennent, eux aussi, à cette deuxième droite.
Quel bilan tirez-vous après un an de Francois Hollande ?
J’avais pour ma part appelé à voter Hollande tout en précisant que je me considérai d’ores et déjà dans une opposition de gauche, objectrice de croissance et amoureuse du bien-vivre. Le 2e Forum national de la désobéissance citoyenne organisé en septembre 2012 s’est tenu d’ailleurs sous le titre « Nous désobéirons aussi sous cette gauche ! ». Que cette rupture avec le Parti Solférinien se fasse en marchant est une bonne chose, façon déjà de dire que nous cheminons dans le respect de notre diversité.
Marie-George Buffet, dirigeante du PCF marche au nom de sa « formidable déception » (sic) à l’égard du Président et du gouvernement. J’aimerai moi que l’on marche pour dire que nous n’avoir plus aucune illusion sur la nature profonde du parti solférinien, que nous ne sommes donc pas « déçus », car ce serait laisser croire que la gauche, le socialisme puisse être cela. J’aimerai moi que l’on marche pour dire qu’il faut maintenant construire une gauche dans l’autonomie totale par rapport au Parti solférinien… y compris lors des prochaines municipales.
Nous sommes nombreux à le penser : il suffit pour s’en convaincre de constater la richesse des interrogations actuelles sur ce que sont la gauche et le socialisme. Jean-Claude Michéa appelle à déserter toute référence à la gauche pour permettre de penser un véritable socialisme, Jean-Luc Mélenchon invite à ne pas abandonner au Parti solférinien ni l’identité de la gauche ni celle du socialisme, mais de lui arracher ces masques totalement trompeurs. On le voit : le débat existe et personne parmi nous ne peut dire qu’il possède toute la réponse. Mais ce que nous savons c’est que face au Parti solférinien, il n’y a que deux alternatives, soit l’extrême-droitisation de la pensée politique et la victoire à terme d’une alliance UMP-FN quelle qu’en soit la forme – nous avons vu ces courants se rapprocher dangereusement lors des manifs homophobes – soit la fondation d’une nouvelle gauche objectrice de croissance et amoureuse du bien vivre, ce qui n’ira pas sans une nouvelle façon de faire de la politique.
Que préconise la gauche antiproductiviste ?
J’aimerais que la gauche antiproductiviste vienne avec ses propres questionnements et solutions,. Nous avons deux grandes revendications à défendre de toute urgence : l’obtention d’un revenu pour tous, même sans emploi. Ce revenu garanti pouvant prendre la forme d’une extension de la gratuité des services publics et des biens communs correspondant à tout ce qui est socialement utile (eau vitale, transports en commun, restauration sociale, etc). Je fais ce mois dans le journal de la Confédération paysanne des propositions concrètes pour créer un véritable service public de l’alimentation à la place de la notion d’aide alimentaire qui recycle les sous-produits d’une agriculture productiviste (Campagnes solidaires).
J’y reviendrai longuement lors du congrès national de la fédération des centres sociaux en juin. J’aimerai aussi qu’on remette au cœur du débat la question de la réduction du temps de travail, pas seulement avec la revendication en faveur du retour à la retraite à 60 ans. Réfléchir autrement à la question du travail est urgent au moment où, selon les pays, plus d’un jeune sur deux ou un jeune sur quatre est sans emploi. Nous ne nous opposerons à cette victoire du capital qu’en organisant une nouvelle réduction du temps de travail (« travailler moins pour travailler tous »). Nous devons, pour cela, regagner préalablement la bataille des idées dans trois grands domaines : il n’est pas vrai que les Français travaillent peu…
Les statistiques officielles sont trompeuses : on répète que les Français seraient, avec les Finlandais, ceux qui travailleraient le moins annuellement de toute l’Europe, mais ces chiffres sont obtenus en enlevant des calculs ceux qui travaillent à temps partiel, alors qu’une majorité d’entre nous subissent cette situation. Si on intègre le travail partiel choisi ou subi, les Français travaillent 36,5 heures hebdomadaires, les Allemands 33 et les États-uniens 31 heures…
Deuxième idée fausse : les 35 heures auraient été la plus grande réduction de l’Histoire. Passons déjà sur le fait que Martine Aubry étant opposée à cette réforme (voulue par DSK), elle fut réalisée dans les pires conditions (en favorisant la dérégulation du travail sous couvert d’annualisation, en supprimant le temps de pause dans le calcul, en n’embauchant pas notamment dans les hôpitaux, etc.). Cette période ouverte par la loi sur les 35 heures ne constitue pas, au regard de la longue histoire, celle de la plus grande réduction, mais de la plus petite. Cette loi a mis fin au processus de réduction du temps de travail qui fut plus massif au cours du dernier siècle. Troisième erreur classique : la droite et la gauche productiviste partagent le même mensonge qui est de faire croire que la réduction du temps de travail serait le fruit de l’industrialisation : béni seraient donc le machinisme et les gains de productivité ! Non seulement le temps de travail moyen était beaucoup plus faible au Moyen-âge qu’après la révolution industrielle avec plus d’un jour sur trois non travaillé, mais les conflits pour la réduction du temps de travail existaient déjà dès le XIVe siècle. C’est la révolution industrielle qui va provoquer l’augmentation de la durée du travail, même si les conflits autour de cette question restent nombreux. La lutte pour « la journée de huit heures » lancée par la CGT dès 1880 permettra cependant très vite de renouer avec ce combat des prolétaires.
Ce combat est toujours le nôtre même s’il doit être pensé dans des conditions totalement nouvelles. Nous ne partons cependant pas de rien pour nourrir le débat. Souvenons déjà du succès en 1979 de l’ouvrage « Travailler deux heures par jour » écrit par un collectif dénommé ADRET. Ce texte est particulièrement intéressant, car il intègre ce que pourrait être une bonne planification écologique. L’objectif de travailler 2 heures par jour est fondé sur la « réduction volontaire de la production » (sic), décision indispensable à l’émergence d’une société différente, refusant les gaspillages et l’obsolescence programmée. Voilà du travail sur la planche pour donner du corps à la « Règle verte » actuellement en débat au sein du Front de gauche et bien au-delà !
L’intelligence de l’ADRET était de définir ce « travail lié » comme le temps de travail incompressible pour maintenir la production panifiée. Il y a urgence à reprendre les calculs. Combien de production donc de travail nécessaire ? En attendant que les citoyens s’emparent de ce débat, imposant le retour à la retraite à 60 ans avec 37 annuités et demi, au prix d’une réduction des hautes retraites, imposons la semaine des 32 heures, imposons la limitation des stages en entreprise (il n’y a pas si longtemps, ils n’existaient pas même dans les lycées techniques, les CET…des années soixante-dix), interdisons les stages non rémunérés au tarif des salariés, comme cela se pratique aux États-Unis. Nous ne manquons décidément pas d’idées. Osons simplement les défendre en ces temps maussades !
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
Faire Un Don