Afrique du sud : L’héritage de Mandela
Alors que Nelson Mandela se bat contre la mort, Denis-Constant Martin revient ici sur l’apport du militant anti-apartheid devenu Président, et sur la situation du pays aujourd’hui.
dans l’hebdo N° 1259 Acheter ce numéro
Le 11 février 1990, après vingt-sept ans et demi passés en détention, Nelson Mandela sortait de prison. C’était pour lui une nouvelle étape de la lutte entreprise près de cinquante ans auparavant. Militant dès qu’il avait commencé à étudier le droit, il contribua à réveiller le Congrès national africain (ANC) en l’engageant dans des actions de masse. Son but était alors non seulement de lutter contre l’apartheid, mais de projeter l’Afrique du Sud vers la disparition de la ségrégation et l’instauration de la démocratie. Devant l’acharnement répressif du gouvernement, le passage à la lutte armée paraissait indispensable. Nelson Mandela participa donc à la création de l’Umkhonto we Sizwe, chargé de la mener. Arrêté en 1961, il fut condamné à la prison à perpétuité pour « sabotage et conspiration visant à renverser le gouvernement ». Au terme du procès, il prononça ces phrases demeurées célèbres : « J’ai rêvé l’idéal d’une société libre et démocratique dans laquelle tous vivraient en harmonie et auraient les mêmes chances. C’est un idéal pour lequel j’espère vivre, que j’espère réaliser. Mais, si nécessaire, c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir. »
Nelson Mandela a vécu. Il a, en partie, réalisé ce rêve. Président de la République de 1994 à 1999, il a œuvré à la réconciliation tout en consolidant les libertés. Puis, sage révéré, il s’est consacré à des œuvres charitables tandis que le pays était engagé par ses successeurs dans une voie qui l’éloignait de ses idéaux initiaux. Mais, forgé dans l’action et la clandestinité, il a placé la discipline au premier rang des devoirs d’un dirigeant et n’a jamais émis la moindre critique à propos de politiques (sauf en ce qui concerne la lutte contre le sida) et de comportements qui ne paraissaient conformes ni à ses projets ni à son éthique. L’Afrique du Sud d’aujourd’hui est bien différente de celle que Nelson Mandela redécouvrit en 1990. Le racisme et la ségrégation sont hors la loi, tous les citoyens sud-africains sont égaux en droit. Cela ne signifie pas qu’ils le sont en fait : les inégalités se sont accentuées depuis 1990, mais la structure sociale a été bouleversée. Il y a désormais des Africains très riches et de pauvres Blancs. Il y a surtout une classe moyenne noire importante [^2], qui constitue l’élément le plus dynamique de l’économie. Portée par les salaires de la fonction publique mais aussi les mesures de promotion économique des Noirs ( Black Economic Empowerment ), sa situation est encore fragile : elle repose sur l’endettement, ne dispose pratiquement d’aucun patrimoine et seul un petit nombre de ces « diamants noirs » sont de véritables entrepreneurs. En outre, le ralentissement de la croissance, l’inflation et la chute du rand pourraient conduire à remettre en question un style de consommation modelé par la publicité pour des produits de luxe. Cet essor de la classe moyenne s’est accompagné d’un déclin de la pauvreté extrême dû à l’augmentation des aides sociales : plus de 70 % des 20 % les plus pauvres en dépendent maintenant. Cette politique est, littéralement, un cache-misère ; elle est aussi un amortisseur de mécontentement. Par ailleurs, le chômage demeure considérable : officiellement, près de 25 % de la main-d’œuvre potentielle sont sans emploi ; des estimations plus réalistes donnent 40 %, voire 50 % en ce qui concerne les jeunes hommes africains.
Les différences de niveau entre établissements d’enseignement sont fortes. D’un côté, de superbes écoles, privées ou publiques mais toujours payantes, où tout assure la réussite des élèves ; de l’autre, une multitude d’écoles de quartiers pauvres ou de campagne, aux classes surchargées, où manquent matériel et livres, où les maîtres, mal formés, sont découragés. Ceux qui en sortent n’ont aucune chance sur un marché du travail où l’on recherche les qualifications ; ils sont condamnés à vivre dans des ghettos africains ou coloureds. Les garçons se sentent dévalorisés et, si les statistiques de la criminalité font état d’une baisse très sensible des actes violents depuis 2003, les agressions sexuelles continuent, elles, d’être abominablement courantes. Ces inégalités ne semblent guère préoccuper le gouvernement de Jacob Zuma. Les dirigeants se signalent par un style de vie « bling-bling » et la corruption gangrène le système : pour l’année budgétaire 2011-2012, les sommes détournées pourraient dépasser le milliard de rands. Les procédures de passation des marchés publics sont utilisées, en particulier, pour favoriser les entreprises liées aux dirigeants politiques. Tout récemment, les liens entre Jacob Zuma et une famille de Sud-Africains d’origine indienne, les Gupta, ont été dévoilés [^3] lorsqu’un avion transportant des invités au mariage très bollywoodien d’une de leurs filles a atterri sur la base militaire de Waterkloof, en infraction à toutes les réglementations policières et douanières. Des lampistes ont été châtiés, mais ministres et président ont été absous… L’impact de ces gabegies sur l’opinion, notamment chez les pauvres, est difficile à mesurer. Mais le pouvoir n’en tient pas moins à le réduire. Il a entrepris de contrôler étroitement la justice, de museler la presse [^4] et de s’attaquer aux institutions encore indépendantes : le Public Protector (genre de médiateur doté de pouvoirs d’enquête) et la Cour constitutionnelle. Face à cette situation, l’ANC se divise, comme la centrale syndicale Cosatu, menacée par la montée d’une organisation indépendante, l’Amcu, depuis les grèves de Marikana en 2012. L’opposition se transforme : l’Alliance démocratique (DA), qui a du mal à se défaire de son image de « parti blanc », met en avant de jeunes dirigeants noirs ; de nouvelles formations apparaissent, créées par d’anciens combattants d’Umkhonto we Sizwe (SA First), des syndicalistes (Workers and Socialist Party) ou une intellectuelle liée aux milieux d’affaires, Mamphela Ramphele (Agang SA). Dans la perspective des élections de 2014, qui marqueront le vingtième anniversaire de la première consultation au suffrage universel jamais organisée dans le pays, deux questions se posent : la DA (alliée ou non à Agang) parviendra-t-elle à convaincre une partie de l’électorat africain pour consolider ses positions dans le Western Cape et l’emporter dans le Gauteng, comme elle l’ambitionne ? Que feront les jeunes électeurs qui n’ont pas connu l’apartheid et vivent une situation difficile : s’abstiendront-ils, comme aux élections locales de 2011, ou voteront-ils, et pour qui ?
Jacob Zuma a demandé aux électeurs de donner à l’ANC une majorité des deux tiers, ce qui lui permettrait de modifier la Constitution. Les tendances longues laissent penser que cet objectif est irréaliste. Mais les oppositions, qui en matière économique et sociale ne se distinguent pas clairement de l’ANC, seront-elles assez fortement représentées pour empêcher la détérioration des libertés et l’extension de la corruption ?
[^2]: Revenu mensuel moyen par ménage : entre 16 000 et 50 000 rands (1 196 et 3 738 euros).
[^3]: Ils sont soupçonnés d’« aider » financièrement le Président ; le fils de celui-ci, Duduzane, occupe des postes de direction dans des entreprises de leur groupe et une de ses épouses est employée par une de leurs compagnies.
[^4]: Loi sur la protection de l’information officielle, rebaptisée « Loi du secret » ; rachat du groupe Independant Newspapers par un consortium lié au pouvoir.