Charlotte Delbo : Une conscience du siècle

La biographie de Charlotte Delbo dévoile un parcours entre rigueur et convictions.

Olivier Doubre  • 27 juin 2013 abonné·es

En exergue des Belles Lettres, [^2] recueil de correspondances de déserteurs français, de prisonniers algériens ou d’intellectuels contre la guerre d’Algérie, Charlotte Delbo écrit : « L’art épistolaire, qui fleurissait au XVIIe et au XVIIIe siècles, tombé en décadence au long du XIXe, s’est presque éteint au XXe siècle. De nos jours, marquises et religieuses portugaises font comme tout le monde : elles téléphonent. Il a suffi que le Pouvoir prenne l’Histoire à rebours pour que le genre redevienne à la mode. De l’influence des institutions sur l’histoire littéraire. » Ce rapport entre le texte et l’Histoire (pour conserver sa majuscule) traduit bien la fonction de l’écriture chez Charlotte Delbo. Le rôle qu’elle lui assigne. Révoltée par la guerre coloniale, elle est alors une sympathisante des réseaux d’aides aux militants algériens, mais n’appartient à aucun d’entre eux. Aussi, « elle ne se sent aucune légitimité particulière pour témoigner, mais elle peut servir de vecteur à ceux qui l’ont fait ». Or, si elle n’a encore publié aucun livre, elle a beaucoup écrit depuis son retour de déportation : « Là encore, elle est avant tout touchée par la détresse de l’être humain brisé par un système, seul face à un État, un pouvoir. »

C’est ainsi que ses deux biographes, la journaliste Violaine Gelly et l’historien Paul Gradvohl, directeur du Centre de civilisation française à l’université de Varsovie, présentent le moteur de l’écriture de Charlotte Delbo. Non sans oublier le rôle de Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit, l’un des rares éditeurs français (avec François Maspero ou Pierre-Jean Oswald) à publier sur la guerre d’Algérie et à subir saisies et interdictions de ses livres, qui fut le premier à croire en Charlotte Delbo comme auteure. Celle-ci ose alors, après la publication des Belles Lettres, rouvrir un manuscrit composé en quelques semaines, en 1946, à son retour d’Auschwitz et de Ravensbrück. Publié tel quel, sous le titre Aucun de nous ne reviendra, c’est là son premier témoignage sur ce sujet central de son œuvre. Et le premier tome de ce qui deviendra la trilogie Auschwitz et après (Minuit, 1970-1971). Entre-temps, son amie Claudine Riera-Collet, qui a dactylographié le texte, l’assaille de questions sur ses camarades déportées avec elle. Elle compose alors les 230 biographies des Françaises (dont seules 49 reviennent, après vingt-sept mois de captivité) qui formaient le Convoi du 24 janvier 1943 (Minuit, 1965), le seul convoi de résistantes déportées à Auschwitz, où figuraient Danielle Casanova, Marie-Claude Vaillant-Couturier et Maï Politzer. Comme cette dernière, Charlotte Delbo a dit adieu à son mari, Georges Dudach, à l’aube, à la prison de la Santé, avant qu’il ne soit fusillé avec Georges Politzer en mai 1942 au Mont-Valérien…

C’est là la part la plus célèbre de la vie de Charlotte Delbo. Mais on aurait tort de croire que le travail de Violaine Gelly et Paul Gradvohl fut aisé. Charlotte Delbo n’a en effet pas le parcours classique d’une femme de lettres du XXe siècle. De façon originale, ses biographes interviennent volontairement à la première personne du pluriel dans leur ouvrage pour raconter leurs investigations sur une existence parsemée de « trous noirs ». Comme après 1936, où ils soupçonnent, sans percer le « mystère », que Charlotte et son mari, Georges Dudach, rédacteur en chef du mensuel des Jeunesses communistes (JC), seraient partis aider l’Espagne républicaine. Mais une chose est sûre : c’est comme collaboratrice à la rubrique théâtre de la presse des JC que Charlotte Delbo va interviewer Louis Jouvet. Celui-ci est séduit par la rigueur de la retranscription de ses propos et l’engage bientôt comme secrétaire. Cette amitié professionnelle lui permet de plonger dans le monde du théâtre, sa vraie passion. D’où le grand nombre de pièces qu’elle a écrites, montées dans les années 1960 et 1970 ou adaptées sur France Culture. Grâce à la publication aujourd’hui de ces textes, souvent introuvables, par les éditions Fayard [^3], on découvre un autre versant de l’écrivaine, celui d’une dramaturge qui peint là encore les problèmes et l’actualité de son temps. En vers ou en prose, au théâtre comme dans ses récits, les écrits mais aussi la personnalité de Charlotte Delbo montrent qu’elle est une conscience haute en convictions du XXe siècle. Une conscience à ne pas oublier.

[^2]: Les Belles Lettres , Minuit, 1961 (rééd. 2012, 158 p., 10 euros).

[^3]: Qui rapportera ces paroles ? Et autres écrits inédits , Charlotte Delbo, Fayard, 584 p., 28 euros.

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