Jean Viard : « Il faut un débat de fond pour redéfinir ce qu’est la retraite »
En portant un regard de sociologue sur la question de l’après-travail, Jean Viard nous invite à repenser nos représentations de la vie ainsi que celles des générations futures.
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Le débat sur la réforme des retraites reste bloqué sur une vision économique des retraites, prenant en compte deux aspects : leur financement et leur gestion. Mais la question devrait aussi donner lieu à des débats sur les différents choix de société s’offrant aux Français.
On oppose souvent actifs et retraités, ce qui sous-entendrait que la retraite est une période d’inactivité. Comment la définissez-vous ?
Jean Viard : Il ne faut pas considérer la retraite comme une catégorie sociale car il existe des situations très différentes parmi les retraités. La retraite est un âge. C’est aussi un moment où la question du revenu ne se pose plus de la même manière : un retraité ne peut pas perdre sa pension, même si on peut discuter du niveau de celle-ci ; à l’inverse, un chômeur peut arriver en fin de droits et se retrouver sans rien. Depuis la guerre, on a fait du droit à la retraite à 60 ans un projet positif de libération de l’exploitation. À l’époque, beaucoup de gens voyaient le travail uniquement comme un gagne-pain ; la retraite représentait donc un droit de se reposer pour les dernières années de sa vie, un âge au-delà duquel on était trop fatigué pour pouvoir travailler. Mais il ne faut pas oublier que le modèle social européen a eu une conséquence imprévue, celle de gagner 40 % d’espérance de vie depuis les premières lois sur le travail des enfants. En 1945, on ne pensait pas non plus que 80 % des femmes seraient salariées cinquante ans plus tard. Le projet de vie des gens change fortement, et la retraite est devenue une période longue ; aujourd’hui, il nous faudrait un débat de fond pour redéfinir la retraite : est-ce qu’il s’agit de passer vingt ans à ne rien faire, de cumuler emploi et retraite, de passer progressivement du travail au non-travail ? Est-ce que ce sont des grandes vacances ? Près d’un Français sur deux rêve de retourner dans sa région d’origine ou de s’installer dans sa région de vacances au moment de la retraite. Un nouvel imaginaire se développe.
L’espérance de vie a augmenté mais l’espérance de vie en bonne santé est bien moins élevée et se situe aux alentours de 62 ans en France…
On vit 40 % plus longtemps, y compris en bonne santé : en 1890, les gens étaient tout à fait abîmés à partir de 40 ans. Mais on peut aussi regarder ce qui se passe ailleurs : au Danemark, l’espérance de vie en bonne santé est de 70 ans. Il faudrait donc que les Français arrêtent de prendre la Sécurité sociale pour un outil de « réparation » où l’on ne va que lorsqu’on est malade : il faut se battre pour la prévention des risques au travail afin de rester en bonne santé jusqu’à 70 ans. Ce n’est pas pour autant que les gens seraient obligés de travailler : l’objectif serait d’être en bonne santé pour faire ce que l’on veut, que ce soit travailler ou faire du vélo. C’est une vraie bataille politique mais, au fond, elle n’a rien à voir avec le droit à la retraite. Si les retraites n’étaient qu’un problème de santé publique, un instituteur ne pourrait pas s’arrêter de travailler avant 70 ans dans la plupart des cas.
Alors que l’âge légal de la retraite est actuellement fixé à 62 ans, que penser de la retraite à 60 ans ?
La retraite à 60 ans a été une très belle revendication : c’est un âge symbolique qu’il faut protéger. Si vous avez envie de vous arrêter à 60 ans pour toucher une toute petite retraite parce que vous avez hérité ou parce que votre passion, c’est la peinture, cela doit rester possible. En réalité, peu de monde s’arrêtera à cet âge-là, mais il faut garder ce symbole tout en construisant de nouveaux trajets de vie où les gens pourraient changer de métier selon leur âge. On peut comprendre qu’un chauffeur de bus de 60 ans soit fatigué de conduire 50 gamins. Mais on pourrait très bien lui confier la surveillance de la cour de récréation : il sera très efficace et saura parler aux jeunes parce qu’il aura passé quarante ans de sa vie à le faire dans son bus. Sur chaque métier on peut se poser ces questions-là, mais, pour le moment, la société française ne parvient pas à accompagner les gens dans leur changement d’âge.
Est-ce qu’il n’y aurait pas, à partir d’un certain âge, un droit à sortir de l’emploi pour se consacrer à ses loisirs ou au bénévolat, que certains considèrent comme un autre type de travail ?
Je ne suis pas sûr que ce soit un droit, c’est plutôt une décision politique qui conditionne un niveau de vie. Il y a un siècle, un salarié européen consacrait 40 % de son existence au travail. Aujourd’hui, on est descendu à 10 % : pour avoir droit à la retraite, il faut travailler entre 63 000 et 70 000 heures sur une vie qui dure environ 700 000 heures. La part de travail a été divisée par quatre parce qu’on vit plus longtemps, parce que la durée hebdomadaire de travail a diminué, mais aussi parce que les études se sont allongées. l faudrait d’abord se réjouir d’avoir diminué le temps de travail : on n’a jamais eu autant de temps libre pour se promener, pour ses loisirs, pour s’aimer.
Mais, depuis les 35 heures, la question de la réduction du temps de travail a disparu des débats publics…
Je pense que, dans les dix ou quinze prochaines années, on va se diriger vers une nouvelle répartition du travail : plus d’années de travail mais une semaine de quatre jours – qui est déjà une réalité pour beaucoup, notamment pour les femmes – grâce aux outils informatiques qui permettent le travail à domicile. Les Français ont rarement un travail stable avant 25 ans : certains font des études, d’autres ont des emplois précaires… En commençant à travailler à 25 ans, il y a peu de chance pour qu’ils s’arrêtent avant 67 ans. La question des retraites repose sur plusieurs facteurs, qu’il faut prendre en compte en même temps : la durée du travail dans la semaine, le nombre d’années de travail et le nombre d’enfants dans la famille. Ainsi, il faut mettre les 35 heures en lien avec la forte natalité française [NDLR : deuxième de l’UE, après l’Irlande], qui permet un certain équilibre au niveau des générations et donc, par extension, un équilibre au niveau du financement des retraites.