Via Campesina : la voix des paysans
Via Campesina, réseau mondial de petits agriculteurs récemment réuni à Jakarta, se bat pour la souveraineté alimentaire des peuples. Et a en partie gagné la bataille des idées. Reportage.
dans l’hebdo N° 1258 Acheter ce numéro
«L a Via Campesina est devenue une référence sur les questions de souveraineté alimentaire. » Le compliment est livré par Olivier de Schutter, rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation des Nations unies. « 2,6 milliards de personnes dépendent de la petite agriculture dans le monde. C’est là qu’il faut investir pour le futur, avec des modèles qui protègent les écosystèmes. » La salle applaudit, ravie : dans le message vidéo qu’il a fait parvenir, le haut fonctionnaire explique sans détours que les paysans de la Via Campesina ont raison contre la machine agro-industrielle et la plupart des politiques agricoles dans le monde.
Dans le climat équatorial poisseux de Jakarta (Indonésie), quelque 550 délégués venus de près de 80 pays assistaient, du 9 au 13 juin, à la rencontre que le réseau organise tous les quatre ans pour faire le point sur la situation de la paysannerie dans le monde et ajuster sa ligne politique. « C’est le plus grand mouvement social international », affirme Rafael Alegría, dirigeant d’une coopérative agricole hondurienne et cofondateur de la Via Campesina en 1993. « Le plus avant-gardiste, et porteur d’une dynamique nouvelle », renchérit Pablo Solon, ancien ambassadeur de Bolivie, directeur de l’ONG Focus on the Global South (Bangkok), venu assister pour la première fois aux débats. « Ce mouvement s’engage bien au-delà des luttes catégorielles paysannes et indigènes, il met en cause le libre-échange, fait une priorité du lien à la nature. Des terrains clés pour affronter le système capitaliste aujourd’hui. » Vingt ans après sa naissance, la Via Campesina représente plus de 200 millions de personnes de tous les continents et elle peut se targuer d’avoir en partie gagné la bataille des idées. La religion de l’agro-industrie s’est affaiblie au sein des gouvernements et des instances internationales, et plusieurs combats du mouvement trouvent aujourd’hui une écoute grandissante : la promotion de la souveraineté alimentaire (le droit pour les populations de contrôler leur approvisionnement alimentaire), la défense des petits paysans (notamment dans la lutte contre la faim, dont ils sont les premiers à souffrir), la divulgation active de l’agroécologie, ensemble de pratiques en harmonie avec la nature. « Notre réseau compte une cinquantaine de centres de formation à l’agroécologie dans le monde, tous éclos au cours des cinq dernières années », souligne Henry Saragih, dirigeant du Syndicat des paysans d’Indonésie (SPI), et qui achevait à Jakarta son mandat actuel de coordinateur général de la Via Campesina [^2].
« Cependant, les milieux urbains ne sont pas encore acquis, ils gardent encore l’idée que l’agro-industrie est la meilleure voie pour produire l’alimentation, tempère Josie Riffaud, membre de la Confédération paysanne et du conseil international de la Via Campesina jusqu’à la rencontre. Or, l’emprise croissante de ce modèle a conduit à une recrudescence de la faim, des excédents, des gaspillages alimentaires. Et puis nous n’avons pas encore convaincu, même en milieu paysan, qu’il existe chez les jeunes une aspiration grandissante à devenir agriculteur. Pas seulement pour le métier, mais aussi pour changer de mode de vie et de relation avec la nature. » Cependant, depuis sa dernière assemblée en 2008 à Maputo et en dépit des avancées dont la Via Campesina se félicite, la situation internationale a connu une forte aggravation sur les fronts de lutte du mouvement. La libéralisation des marchés alimentaires et la spéculation sur les denrées agricoles ont provoqué une hausse considérable des prix dans des dizaines de pays du Sud, cause d’une crise alimentaire de grande envergure en 2008. L’agriculture est désormais otage de la lutte contre le dérèglement climatique. Si l’agro-industrie est mise en cause pour le volume de ses émissions, la bataille pour la terre a pris une importance cruciale un peu partout dans le monde. Des millions d’hectares sont convoités pour des projets de stockage du CO2 (plantations d’eucalyptus, aires de préservation forestière intégrale, etc.), qui chassent souvent les paysans de leurs terres.
Les pays du Golfe ou d’Asie orientale, en déficit agricole, s’approprient des surfaces en Afrique ou en Amérique latine pour assurer leur production alimentaire. Le Syndicat des paysans de Taïwan (TFU), qui intégrait la Via Campesina à Jakarta, explique que le gouvernement taïwanais accentue l’attribution des terres à des parcs industriels, hectares considérés comme plus rentables s’ils produisent des biens manufacturés d’exportation plutôt que des aliments, dont l’importation à bas prix est favorisée. Au Pérou, témoigne Lourdes Esther, qui dirige le mouvement indigène Femucarinap, « environ 80 % des terres font l’objet de concessions au profit de compagnies minières, provoquant un exode des femmes vers les villes, faute d’emplois agricoles ». En Indonésie, réputée riche en espaces vierges, l’accaparement des terres, principalement par de grandes plantations de palmiers à huile destinées aux agrocarburants, est dénoncé par les communautés rurales spoliées. « Et il ne s’agit pas seulement des terres : l’eau et les semences sont partout menacées par la marchandisation et la mainmise des intérêts privés », insiste Paul Nicholson, dirigeant du mouvement basque espagnol Ehne et l’une des têtes historiques de la Via Campesina. Aussi la rencontre a-t-elle marqué pour ses participants une prise de conscience supplémentaire. « Il faut lancer de nouvelles actions concrètes et les articuler au niveau international », insiste Itevina Masioli, du radical Mouvement des sans-terre brésilien. À Jakarta, la Via Campesina a plus que jamais mesuré le poids de sa responsabilité dans des batailles planétaires cruciales. « Nous sommes désormais très attendus par les autres mouvements sociaux », confirme Josie Riffaud.
[^2]: Le siège du mouvement s’installe au Zimbabwe pour les quatre prochaines années.