Brésil : entre révolte sociale et évangélisme

Pendant la visite du pape, les autorités craignaient une résurgence du mouvement qui a mobilisé un million de manifestants au mois de juin. Correspondance à Rio, Marie Naudascher

Marie Naudascher  • 25 juillet 2013 abonné·es

«Le pape n’est pas responsable de la supposée corruption des hommes politiques brésiliens, mais il pourra nous confesser », plaisantait Eduardo Paes, le maire de Rio, devant les journalistes, en majorité brésiliens, venus s’informer sur la logistique des Journées mondiales de la jeunesse qui se tenaient à Rio du 22 au 29 juillet. Une pirouette qui ne cache pas l’incertitude des dirigeants quand à la suite du mouvement de juin, mobilisant plus d’un million de citoyens à travers tout le pays. Un mouvement inédit au Brésil, en pleine Coupe des confédérations, observée comme une répétition générale de la Coupe du monde de football de   2014. « Nous ne sommes pas des idiots, et le football ne suffit plus à nous divertir », hurlait André devant la maison de Sergio Cabral, gouverneur de l’État de Rio, tout en brandissant un panneau « On veut des hôpitaux “standard Fifa” ! ». L’amertume de la population n’est plus soluble dans le football. À la veille du premier déplacement du pape François à l’étranger, le mouvement semblait se conjuguer au passé. Les jeunes des classes A et B [^2], une génération urbaine, blanche et éduquée, évoquent avec une nostalgie teintée de fatalisme «   ces grandes fêtes où tout le monde se retrouvait, s’appelait et se cherchait dans la foule », comme Maria, une publicitaire de São Paulo. Lors de l’appel à la grève générale des syndicats le 11 juin dernier, elle a écouté, de loin, les discours des haut-parleurs qui ont bloqué l’avenida Paulista, l’artère centrale du quartier des affaires de la capitale économique. « On attend maintenant de voir les résultats de nos doléances, je ne sais pas ce que cela va donner », explique-t-elle avec dépit.

« Nos jeunes sont inquiets pour leur avenir, cela nous préoccupe, et l’Église doit trouver des réponses »,* explique padre Omar, du haut du Corcovado, devant le sanctuaire dont il est responsable. Fin juillet, pèlerins et touristes se mélangeaient au pied de l’imposante statue aux bras ouverts sur la baie de Rio. Quand il anime sa procession, padre Omar donne à ces rassemblements des airs de fête. « Ici, au Brésil, la foi s’exprime avec enthousiasme et ferveur », chantonne le gardien du Christ rédempteur, qui produit aussi des sambas catholiques. Mais le père Omar a beau s’époumoner pour louer «  Jesus Cristo  » sur fond de tambours, au Brésil, le catholicisme est en perte de vitesse. Les fidèles sont passés de 74   % de la population en 2000 à 64   % dix ans plus tard, selon l’IBGE, l’institut de statistiques brésilien. Et si le Vatican a choisi Rio de Janeiro pour organiser les Journées mondiales de la jeunesse, ce n’est pas uniquement pour la beauté du site et son Corcovado. L’État de Rio ne compte plus que 46   % de catholiques, et voit les églises évangéliques s’installer dans les quartiers populaires à un rythme effréné. En quarante ans, l’envolée des évangéliques est spectaculaire, passant de 5 à 22   %.

Le pasteur évangélique, incontournable dans les quartiers populaires et auprès des exclus, est devenu une référence morale et spirituelle. Ses cultes, animés et participatifs, attirent les foules, venues chercher une expiation et une reconnaissance communautaire. Les membres d’une même église s’appellent « frère » ou « sœur ». Et il est évidemment impossible de laisser quelqu’un de sa « famille » dans le besoin. Selma, qui élève seule ses deux enfants, se rend au culte dans sa favela de Rocinha au moins trois fois par semaine. « Lundi, c’est sur la famille ; mercredi, sur l’argent, parfois aussi il y a des conférences sur le péché », explique, tout sourires, la jeune commerçante. Des thèmes du quotidien auxquels les évangéliques apportent des réponses immédiates. À chaque culte, les fidèles donnent le dizimo, un dixième de leur salaire. « C’est normal, l’Église nous aide, alors nous, on contribue », conclut Selma, qui gagne moins de 800 reals par mois, soit 270 euros. Délaissés par des églises catholiques trop éloignées de leurs réalités quotidiennes, avec leurs cultes trop austères, ce sont en majorité des femmes, des jeunes et des habitants des périphéries qui sont séduits. Et les méthodes sont redoutables. Les pentecôtistes allient un travail de fourmis sur le terrain à la mainmise progressive des médias et de la politique. Pas une prison qui ne reçoive chaque semaine son pasteur, Bible sous le bras, suivi de femmes en jupe longue, pour prêcher la bonne parole et expier le « diable qui est en chacun des détenus ». Des scènes d’exorcisme où le pasteur appose la main sur le front des pécheurs en scandant : « Sors de ce corps ! », jusqu’à la chute, spectaculaire, du fidèle libéré. Présente auprès des exclus, l’Église progresse, inlassablement, et conquiert des fidèles, là où l’Église catholique a laissé un espace vacant.

Très conservatrice, l’Église universelle du royaume de Dieu possède la chaîne TV Record, deuxième audience du pays, un empire médiatique au service du prosélytisme religieux. À Brasilia, le congrès compte 70 députés évangéliques sur 513, formant un groupe appelé « bancada évangélique », le « banc des évangéliques », qui instille ses idées à travers des mesures politiques. À la tête de la commission parlementaire des droits de l’homme, le pasteur Marco Feliciano, aux propos homophobes, racistes et misogynes assumés, a provoqué l’indignation en proposant une « cura gay ». Autrement dit, un remède contre ce que les évangéliques qualifient d’« homosexualisme », une tendance homosexuelle qu’il s’agirait de soigner. « Dehors Feliciano et ta cura gay ! », ont hurlé les jeunes manifestants, lassés de cette mainmise du religieux sur la vie politique brésilienne. « C’est désespérant que la foi l’emporte sur la politique », déplore Milton Temer, dirigeant national du PSOL, le parti socialisme et liberté, issu d’une scission du Parti des travailleurs (PT). « La morale civile est dictée par les impératifs religieux alors que le Brésil est un pays laïc », souligne l’ancien député fédéral qui lutte pour une réforme du financement public des campagnes.

Face à cette perte de vitesse du catholicisme au Brésil, le pape François, avec son discours plus social et tourné vers les exclus, a choisi des endroits délaissés de la « Ville merveilleuse ». La favela de Varginha, étalée entre la voie ferrée et un long canal étouffé par les ordures accumulées, n’offre pas de vue sur la mer. Autrefois connue pour sa « crackolândia », un repère pour les fumeurs et vendeurs de crack à ciel ouvert, Varginha est au bord de la « Bande de Gaza » : un surnom qui porte encore les stigmates de luttes entre les membres de factions rivales et la police. Et, pour sa messe finale, le pape ira à Guaratiba, à l’ouest de Rio. Reconquérir le cœur des fidèles éloignés du Saint-Siège, un défi de taille dans un pays qui reste, encore pour quelque temps, le premier pays catholique au monde.

[^2]: La société brésilienne est divisée en cinq classes sociales, de A à E (des plus aisées aux plus pauvres).

Monde
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