Comment s’adresser à tous sans chercher à plaire à tout le monde
Financée par les deniers publics, France Télévisions est-elle à la hauteur de ses ambitions et de ses obligations ? Des choix éditoriaux à la création télévisuelle, le chantier est ouvert.
dans l’hebdo N° 1262 Acheter ce numéro
L’arrêt brutal de la radio-télévision grecque, le mois dernier, aura eu le mérite de soulever les solidarités internationales, de voir s’élever tout un peuple pour le droit à son audiovisuel. Avec une constance dans cette indignation, celle d’un service public apprécié par ses auditeurs et ses téléspectateurs. Si les situations ne sont pas comparables, quid de France Télévisions ? Est-elle appréciable ? Est-elle regardable ? L’est-elle encore ? Le service public peut-il se targuer d’une exigence qu’il prétend offrir ? De traçabilité, d’abord, s’agissant de deniers publics ? Sait-on que « Rendez-vous en terre inconnue » (France 2) a un coût de 800 000 euros par numéro ? Sait-on qu’« Échappées belles » (France 5) est à 100 000 euros pièce ? Que « le Grand Tour » (France 3), présenté par Patrick de Carolis, s’élève à 680 000 euros par soirée ? À l’évidence, cette transparence fait défaut (tandis que ces coûts révèlent l’aliénation de France Télé aux sociétés de production ; cette aliénation qui a permis Jean-Luc Delarue ou à Julien Courbet de s’enrichir sur le dos de l’argent public). Peu importe. On objectera que l’audience est conséquente. Justement, « la première chose qu’on pourrait demander au service public, estime François Jost, sociologue, spécialiste des médias, c’est d’avoir une idée claire sur son rapport à l’audience. Qu’il doive s’adresser à tout le monde est une évidence, mais il est absurde de vouloir le faire à chaque instant. On ne peut pas plaire à tout le monde, comme disait l’autre, sauf à faire des programmes moyens, “objectionless” mais sans saveur. Chacun doit trouver son compte sur le service public, mais pas forcément au même moment ». Constitutives de l’identité du service public, mais programmées dans la nuit, les émissions « Taratata » et « Des mots de minuit » ont pourtant été supprimées sur leur rapport audience/coût. De ce point de vue, en effet, mieux vaut alors rediffuser un programme ou une vieille série américaine. C’est plus rentable. Mais, dans ces conditions, que reste-t-il des missions du service public ? La réforme Sarkozy de 2009 sur l’audiovisuel public prétendait dégager France Télé des obligations d’audience en lui supprimant la pub (après 20 heures), estimant ainsi la libérer des servitudes de la concurrence. Il n’en a rien été. L’audience demeure une obsession. Certes, aucune émission n’a vocation à durer éternellement. Mais, juge Jean-Noël Jeanneney, historien, ancien président de France Télévisions, « il faut porter un jugement global sur l’offre culturelle que peut apporter une chaîne publique. Pour mériter la redevance, il faut que le secteur public assume la permanence de cette offre dans sa diversité ».
Parler télévision et service public, c’est toujours en revenir à la culture. Mais, précisément, qu’entend-on par culture ? « Malgré l’obligation faite par le cahier des charges de diffuser chaque jour au moins un programme culturel sur les chaînes de France Télévisions, observe encore François Jost, aucun débat n’a précisé ce qu’il fallait entendre par là. La télévision d’aujourd’hui reste prisonnière d’une conception assez ancienne où certains genres sont a priori considérés nobles, comme le théâtre, alors que d’autres en sont exclus : les séries, les variétés. Pourtant, les séries témoignent fortement de la culture des pays qui les produisent et, depuis le début de la télé, les shows de variétés ont produit parfois les plus beaux moments de création télévisuelle, si l’on songe à Jean-Christophe Averty ou même à Maritie et Gilbert Carpentier. » C’est vers là qu’il faudrait tendre. Pour le coup, France Télévisions a des ressources. Qu’on en juge, à travers cette palette de documentaires au cœur de la complexité du monde (malheureusement programmés après 22 h 30 ou 23 h). Mardi 11 juin, sur la première chaîne publique, Élise Lucet présentait un subtil doc sur la fraude fiscale, en première partie de soirée : 20 h 45 ! Une exception qui devrait être la règle. Qui existe déjà sur France Ô, dont la programmation est joliment tournée vers l’international, entre docs et reportages, vers la culture, comme récemment avec sa célébration du centenaire Aimé Césaire en première partie de soirée, nourrie de fictions et d’animations. Les pépites ne manquent pas : à côté de France 2 et France 3, piliers du service public, le transmédia a aussi ouvert la porte à de belles créations : Manipulations, VRP, les Supercheries littéraires. Sans le poids des objectifs d’audience (ceci expliquant cela ?). France Télé devrait s’inspirer de ce fécond vivier de créations. Qui donne à voir ce que le téléspectateur pourrait aimer et non pas ce qu’il veut ou qu’il aime…
À éplucher les programmes, on remarque dans l’après-midi, à un horaire qui aurait pu convenir à certains magazines musicaux ou culturels, au moins sous la forme d’une rediffusion, nombre de rendez-vous relevant de la scripted reality, puis des jeux guère nourrissants, avant, le plus souvent, un florilège de séries. Tout se passe comme si France Télévisions peinait à mettre en avant ses plus belles idées. Ce qui ferait qu’on aime à la regarder. Dans cet esprit, là où une télévision publique ambitieuse aurait tout à gagner, c’est à développer la création, « non pas au sens industriel que lui donnent ses dirigeants, dit François Jost, mais au sens artistique. Quand Rémy Pflimlin parle de création, il songe “nouvelles émissions à l’antenne”, mais ce n’est pas ça la création. Aujourd’hui, il ne reste aucun créneau pour présenter des produits complètement originaux, non formatés, sans contraintes, qui feront demain partie de notre patrimoine culturel. À l’heure d’Internet, il y a sûrement des choses à inventer. » Détournant les images d’archives afin de proposer une leçon d’économie simple et trempée d’humour, Dr Cac, sur France 5, est un (rare) exemple de créativité (en 4 minutes quotidiennes ou 26 minutes hebdomadaires). Sur les chaînes concurrentes, « Bref » (Canal), qui se prêtait bien à Internet, et a réussi en télé, ou « Karambolage » (Arte) en sont deux autres exemples.
De quoi observer combien création et format court font bon ménage. Sans doute parce que les enjeux financiers sont moindres, que les projets sont confiés à des créateurs qui n’ont pas recours aux commerciaux du petit écran, et que le programme court, véritable laboratoire par définition, est dans l’obligation de se singulariser. « Mon Œil », de Michel Mompontet, sur France 2, en était encore un exemple. Remarquable décryptage de l’actualité politique, tout en images, féroce et caustique, monté de façon très personnelle. Diffusé à un horaire de grande écoute, le samedi, après le journal de 13 heures. Mais supprimé l’an passé par la chaîne. C’était pourtant là une création pertinente, sinon impertinente (trop ?). En tout cas, une fois de plus, un modèle à suivre. Qui doit même sortir du cadre du programme court pour un plus grand format (on n’exagère jamais assez). En ce sens, France Télévisions n’a que l’embarras du choix. La conjoncture économique est mauvaise, soit. Mais « attention à ne pas descendre trop bas, prévient Jean-Noël Jeanneney, au risque de perdre l’avantage d’être différent ». C’est le vieux slogan de France Inter : « Écoutez la différence. »