Enki Bilal : « Le transhumanisme est un des premiers rêves de l’homme »
Avec l’exposition « Mécanhumanimal », Enki Bilal célèbre la part mécanique des êtres vivants et leur métamorphose en créatures hybrides.
dans l’hebdo N° 1263-1265 Acheter ce numéro
Pour les Fantômes du Louvre, le dessinateur Enki Bilal avait photographié quatre cents œuvres du plus grand musée du monde pour en retravailler vingt-trois à la peinture. Pour le Musée des arts et métiers, il a puisé dans son œuvre les représentations de cette idée, « Mécanhumanimal », née en visitant les collections de 80 000 pièces pour la plupart jamais exposées. Soit un concept réunissant l’homme, l’animal et la machine. Il a travaillé avec un installateur sonore et une créatrice d’odeurs, et a joué sur les possibilités ludiques pendant le parcours. « Mécanhumanimal » est une rétrospective qui propose un jeu de connexions excitantes. L’homme augmenté, c’est quoi ? Bilal dessine des hypothèses…
« Mécanhumanimal » est un terme que vous avez inventé pour l’exposition qui se tient au Musée des arts et métiers. Quel était le projet initial ?
Enki Bilal : Le musée m’a proposé une carte blanche. Il voyait dans mes travaux un lien entre la mécanique et l’hybride et m’a ouvert ses réserves pour que je puisse « inviter » dans l’exposition des objets et machines qui ne sont pas exposés dans le musée vivant. Tel, par exemple, cet index de la statue de la Liberté qui montre le chemin au début du parcours. C’est alors que le mot « mécanhumanimal » est arrivé : les trois termes qui le constituent sont liés depuis que la destinée humaine existe. On peut imaginer l’homme de Néandertal mécanicien. Je pense souvent à ce que Stanley Kubrick appelle « l’aube de l’humanité » dans 2001, l’odyssée de l’espace. On y voit deux groupes d’hommes-singes s’affronter autour d’un point d’eau. L’un des deux s’aperçoit qu’en tapant un os sur un autre on peut le casser et produire des dégâts. Cette lueur est à double tranchant : elle lance l’intelligence humaine mais aussi son côté sombre, la violence et la mort. Il y avait aussi dans ce mot « mécanhumanimal » un côté ludique et un peu absurde, qui rythme l’exposition et lui donne du sens. La mécanique humaine est d’abord physiologique. C’est l’apparition de la vie.
Les machines « invitées » viennent des réserves du musée. Comme celles que vous dessinez, elles renvoient plutôt au XIXe siècle. Vous situez-vous dans une sorte de futur antérieur ?
Vos œuvres sont parcourues d’humains-animaux, d’hommes-machines, d’animaux-machines… Quelles sont les passerelles entre les espèces et les temps de la métamorphose ?
Il y a surtout beaucoup d’inspiration instinctive. Mais le transhumain est lié à notre évolution et à ce que sera notre monde de demain. C’est l’un des premiers rêves de l’homme qui se demande comment améliorer ses performances. L’homme se considère comme une perfection par rapport aux animaux, mais il n’a de cesse de vouloir améliorer cette perfection. Et devenir immortel fait partie des obsessions humaines depuis l’Antiquité ! L’hybridité, ce peut être aussi ce coureur, Oscar Pistorius, avec ses jambes en carbone. Cela fait partie du plausible et déjà du réel, et c’est aussi dans mon imaginaire. Par ailleurs, nombre de découvertes ne cessent de me fasciner : Internet, par exemple, et même encore le téléphone. L’homme augmenté commence avec le téléphone mobile…
Vos personnages possèdent d’étranges filaments qui traversent leur peau. Sont-ce des éléments greffés ou déjà une transformation de la matière organique ?
J’aime bien que les peaux, pas toutes mais même les jeunes, soient marquées par le temps. C’est une révolte contre ce formatage qui voudrait que tous les visages soient éternellement lisses. On peut aussi imaginer de nouveaux matériaux composites capables de se transformer en fonction de ce qui est demandé à l’humain. L’homme augmenté possède des organes à toute épreuve qui ne dégénèrent pas, résistent aux maladies, sont contrôlés par des armées nanotechnologiques. On peut déjà envoyer des mini-capsules dans le corps. La science-fiction va plus loin encore. Au XXe siècle, nous avons vu des événements qui faisaient partie d’un futur de science-fiction hypothétique devenir notre réalité : l’homme augmenté en fait partie. Paul Virilio explique qu’à chaque fois qu’on avance on avance l’accident qui va avec. Il n’y a donc pas d’invention uniquement bénéfique. La grande inconnue, c’est qu’en inventant on invente aussi la catastrophe.
Vos personnages sont souvent abîmés. Faut-il être d’abord diminué avant d’être augmenté ?
Cela fait partie d’une forme de réparation. Mes personnages sont cabossés, blessés, mais ils repartent. L’augmentation, c’est à la fois l’imaginaire et la réalité : Nikopol qui se retrouve avec une jambe en rail de métro modelée par un dieu paranoïaque égyptien, Horus, renvoie aussi aux massacres de 14-18, où des gens se sont retrouvés avec des prothèses. Dans le Sommeil du monstre, livre très important pour moi parce qu’il traite indirectement de la guerre de Yougoslavie, le personnage central a une mémoire complètement hypertrophiée et se souvient des premières heures de sa vie. Cela n’existe pas mais pourrait exister. Le cerveau est au cœur du processus d’augmentation.
Vous sentez-vous transhumaniste ?
Le transhumanisme est dans nos gènes : aller vers cette augmentation, cette amélioration, souffrir le moins possible, vivre le plus longtemps possible est un fantasme de toujours. Aujourd’hui, la science permet d’envisager certaines choses. Il faut à la fois prendre des pincettes et ne pas refuser le progrès. C’est un champ excitant ! Et je m’y déplace beaucoup. Mais, face au réel, il faut interroger constamment la limite. On va vers des choses extraordinaires et d’autres dangereuses. L’immortalité serait, selon moi, une punition terrible. Et j’ai peur de tout ce qui pourrait dégénérer, comme les armes chimiques ou l’eugénisme. Je rêve qu’on puisse intervenir sur le cerveau humain pour y maintenir de l’humanité…
Votre univers est à la fois fantasmatique et ancré dans la réalité. On dit que vous êtes visionnaire. Êtes-vous un auteur de science-fiction ?
Pas vraiment. « Visionnaire » me paraît pompeux, c’est « celui qui se libère du réel ». Moi, je pars du réel pour me projeter dans un futur proche où je laisse à l’imagination la possibilité de prendre le pouvoir. C’est dans cette zone qu’en poussant certaines logiques, y compris journalistiques, on arrive à des situations qui peuvent, un jour, se vérifier. Quand j’ai vu apparaître les talibans en Afghanistan au milieu des années 1990, cela m’a fait très peur. J’ai alors imaginé un monde obscurantiste où j’ai mélangé tous les extrémistes des religions du monde entier (pour ne pas faire de différence) dans un ordre voulant éradiquer la pensée et l’intelligence et mettre le monde au pas. Le Sommeil du monstre est paru en 1998. En 2001, le World Trade Center explosait. Est-ce visionnaire ? J’ai plutôt le sentiment de faire un travail prospectif. Là où le journaliste est tenu de s’en tenir aux faits, l’artiste, lui, peut et doit même aller au-delà.