Indonésie : la loi des hussards de la terre
Les firmes agro-industrielles, avec l’appui des pouvoirs publics, accaparent des millions d’hectares pour des plantations industrielles, souvent au mépris des paysans installés depuis des décennies. Certains résistent pourtant et tentent de faire valoir leurs droits.
dans l’hebdo N° 1260 Acheter ce numéro
Le ruban de terre battue ondule sans fin sur le dos des collines au milieu d’un océan de palmiers à huile. Des millions de clones alignés en une implacable géométrie. Notre guide est nerveux, en alerte dès que passe un véhicule. Des vigiles patrouillent sans uniforme pour juguler les débordements au sein de la plantation. Au village de Talang Ucin, sur la commune de Lais, au sud de Sumatra (Indonésie), des centaines de paysans occupent symboliquement une petite aire de palmiers, au moyen de banderoles et d’une tente sommaire. Ils réclament depuis des années la rétrocession de terres dont ils ont été spoliés. Et ils sont à bout. En mai dernier, ils ont brûlé du matériel de la compagnie agro-industrielle et entravé son activité, déclarant qu’ils tiendront jusqu’à obtenir satisfaction.
La région est peu à peu passée sous la coupe de grandes monocultures dans les années 1980. « Sous Suharto, aucune revendication n’était possible, on avalisait en silence le statu quo des occupations foncières », commente Mastum, qui ne livre que son nom de résistant. Mais le départ du dirigeant autoritaire en 1998, s’il a libéré les revendications, a laissé place à un régime libéral encore moins protecteur pour les petits paysans. « La terre est devenue un vaste business », commente Mastum. À Lais, la PTPN 7, entreprise étatique, a entrepris des démarches pour légaliser définitivement son emprise sur des milliers d’hectares. Grâce à un stratagème souvent brandi par les entreprises, avec la complicité des politiques locaux : se prévaloir de la colonisation néerlandaise ! Les terres de l’occupant ayant été transférées à l’État à l’indépendance, les revendications de communautés installées depuis des générations deviendraient caduques. « La PTPN 7 a menti, ces terres ont toujours été entre nos mains », contestent les familles en lutte, aujourd’hui confinées sur un espace ridicule en bordure des champs de palme.
Population croissante, baisse des revenus, recrudescence des vols dans les petites parcelles : la situation est devenue intenable. En 2002, la communauté interpelle la firme pour lui réclamer son dû, au titre de la procédure « inti-plasma » instaurée par l’État pour gérer les conflits entre droit coutumier des communautés (dépourvues de titre de propriété) et lois foncières nationales dans les zones de palme (voir encadré). Toute entreprise qui envisage une plantation doit proposer aux paysans d’y participer. La terre est répartie entre un noyau agro-industriel ( inti ) et des centaines de petits lots ( plasma ) attribués aux familles – deux hectares pour chacune en général –, en compensation de l’abandon de leurs revendications. Les paysans doivent y cultiver de la palme et vendre la récolte à l’entreprise. « Au début, les villageois étaient favorables au système, commente Rahman, responsable pour la province de Sumatra Sud du SPI, principal syndicat paysan du pays. Les industriels promettaient du travail, des routes, etc. Et prédominait le sentiment qu’il y avait suffisamment de terres pour tous… Une décennie plus tard, les paysans déchantent : les promesses ont rarement été tenues, et ils ont pris conscience d’avoir perdu leur autonomie en cédant leurs terres. Des centaines de milliers d’hectares sont concernés à Sumatra Sud, et la situation est similaire ailleurs. » On recense des centaines de conflits similaires en Indonésie. Les représentants des communautés sont certes conviés à l’ébauche d’un projet inti-plasma, « mais c’est un leurre, leur capacité de négociation est très faible, ils sont souvent lésés sur les compensations », constate Polong, directeur de l’antenne provinciale de l’association écologiste Walhi.
Par ailleurs, ce système d’inspiration très libérale enferme les paysans dans un statut d’auto-entrepreneurs qui les rend captifs du projet. Avec des pièges redoutables : la compagnie, qui est tenue d’assister ses « collaborateurs » du plasma jusqu’à la maturité des palmiers (trois ans au moins), se rembourse de ses frais sur la récolte. « La firme maîtrise le prix, mais aussi toutes les données comptables de l’opération. La triche est classique ! », commente Polong. Ainsi n’est-il pas rare que les paysans se retrouvent en dette vis-à-vis de l’entreprise ! « In fine, ils n’ont souvent pas d’autre recours que de lui vendre leur terre pour s’en sortir… », témoigne Rahman.
L’Indonésie produit 54 % de l’huile de palme mondiale, loin devant la Malaisie (33 %), et ne compte pas ralentir son expansion. La demande explose dans l’agroalimentaire et le secteur des agrocarburants. Les palmeraies pourraient occuper 13 millions d’hectares en 2020, contre près de 9 millions aujourd’hui. Sous la pression internationale, et la promesse de compensations, l’Indonésie vient de prolonger pour deux ans le moratoire sur la déforestation qu’elle a adopté en 2011. Cependant, les anciennes concessions ne sont pas concernées, et l’agro-industrie use de multiples ficelles pour étendre la culture de la palme sur des terres déjà exploitées.
Les paysans sont rapidement édifiés : l’occupation, prétendument au service de la politique gouvernementale de « transmigration » destinée à installer des populations sur des terres peu exploitées, se révèle rapidement une basse opération d’accaparement privée. Alentour, les petits riziculteurs constatent de profonds changements. « Le bas-fond reste inondé bien plus longtemps qu’avant, explique Arsono. Quand le niveau baisse, on plante, mais, quelques jours plus tard, c’est à nouveau noyé, tout est perdu. La culture est devenue trop incertaine. » Les paysans se contentent donc d’exploiter de petites parcelles moins exposées en bordure de la plaine. Pour eux, la cause est entendue : l’ancienne forêt régulait le régime des eaux, et la digue bâtie par l’entreprise pour protéger sa palmeraie empêche l’écoulement du trop-plein. Comme bien d’autres, dans la dizaine de villages affectés, Arsono est devenu ouvrier agricole. Il n’a même plus accès à sa terre en toute liberté : la compagnie a installé un poste de garde sur la digue qui y conduit, « et il faut une autorisation pour passer en dehors des jours ouvrables ». Les paysans sont désemparés, le mouvement de contestation est peu organisé, et les autorités locales enlisent ses revendications. « La compagnie est parvenue à diviser les meneurs en leur proposant des emplois, de l’argent, des avantages divers. Un classique, hélas », soupire le syndicaliste Rahman. Une forte cohésion et vingt-sept ans d’opiniâtreté : les habitants de Rengas s’en félicitent encore aujourd’hui, car ces qualités leur ont permis de renverser le cours de leur disgrâce. « On m’a proposé une voiture, des millions de roupies, du travail pour moi et ma famille, raconte Gupriadi, l’un des dirigeants locaux du syndicat SPI. Je n’ai jamais marché. » Au début des années 1980, le village, situé à trois heures de Palembang, capitale de Sumatra Sud, reçoit les émissaires d’une compagnie privée, qui deviendra plus tard… la PTPN 7 : elle se porte acheteuse de terres pour établir une plantation de canne à sucre. Mais le village, rebuté par les conditions peu avantageuses, se braque.
Le bras de fer commence. Les autorités locales, complices, exercent une pression considérable. Le chef du village est écarté, l’armée intervient. Les paysans sont finalement contraints de vendre. Rengas est amputé de 2 353 hectares, livrés à la canne à sucre. La contestation reste longtemps sporadique, mais la rage est tenace. En 1992, les paysans mobilisent un avocat. Et la bataille change d’âme. Un procès est intenté à l’entreprise pour spoliation. En 1994, la justice donne raison aux plaignants, qui réclamaient une compensation quatre fois supérieure à celle initialement accordée. « Mais la compagnie n’a jamais payé ! », s’exclame Misbahuddin, l’un des meneurs historiques de la lutte. L’affaire traîne pendant des années. « Et, en 2003, nous décidons d’interrompre toute négociation pour exiger la rétrocession pure et simple de nos terres. » L’entreprise reste imperturbable. Pire : alors que ses pesticides empoisonnent les eaux depuis des années, elle entreprend d’endiguer la rivière locale pour irriguer ses cultures. Manque d’eau, érosion des terrains, dégradation des plantations d’hévéas – base de l’économie rurale… Début 2009, plusieurs dizaines de paysans envahissent la plantation pour occuper symboliquement 1 350 hectares décrétés « terres reconquises ». Les incidents se multiplient avec les vigiles de l’entreprise, mais aussi la police régionale. Cabanes brûlées, escarmouches. Fin 2009, c’est l’escalade. La police kidnappe deux villageois et tire sur ceux qui débouchent en renfort. Par miracle, on ne relève que 22 blessés. Loin de décourager les résistants, l’agression renforce leur détermination. Les médias relayent l’affaire, le bureau national du SPI la porte jusqu’à la commission des droits humains de Jakarta. « Et l’entreprise a finalement reculé !, lâche Misbahuddin. Depuis, nous avons éliminé toute trace de sa présence. » Retour du riz, de la papaye, du chou, de la banane, de l’ananas, du manioc, des haricots verts, de l’hévéa. Une ombre passe, pourtant. « Malgré de multiples démarches, l’administration fait la sourde oreille à notre demande de légalisation de la propriété de ces terres. » Misbahuddin ne le dit pas ouvertement : un jour, il faudra peut-être remobiliser Rengas pour défendre les terres reconquises.