La Tunisie à l’épreuve de la crise égyptienne

La destitution de Morsi en Égypte affaiblit un pouvoir islamiste tunisien qui fait cependant le pari d’une autre stratégie. Correspondance, Thierry Brésillon.

Thierry Brésillon  • 11 juillet 2013 abonné·es

La Tunisie se sent désormais bien seule. Avec la destitution de Mohamed Morsi en Égypte, elle est le seul pays où le processus politique de transition se poursuit sans trop de heurts, avec un parti islamiste au pouvoir, mais dont le capital politique s’est usé depuis sa large victoire aux élections d’octobre 2011. Le marasme économique, l’augmentation des prix qui assomme les ménages les plus modestes et, d’une manière générale, l’impression que « rien n’a changé » en dehors d’une liberté et d’une absence d’État qui autorise aussi tous les relâchements ont éteint l’espoir de lendemains meilleurs. Le spectacle qu’offrent les travaux de la Constituante, dont l’opinion ne perçoit qu’une interminable succession de querelles stériles, a tué la magie du moment révolutionnaire. Les deux alliés non islamistes d’Ennahda (Ettakatol – social-démocrate – et le CPR – souverainiste) se sont considérablement déplumés.

L’épreuve du pouvoir pour l’islam politique se révèle être un calvaire, et le coup de théâtre égyptien fragilise à nouveau un parti islamiste sur la défensive au moment où démarre le débat constitutionnel. Une partie de l’opposition aimerait mettre à profit la dynamique égyptienne pour déplacer la bataille en dehors du champ de l’Assemblée et relancer un processus de contestation de la légitimité de la Constituante, comme elle l’avait tenté un an après les élections, en octobre 2012, puis après l’assassinat de Chokri Belaïd, le 6 février dernier. Les deux tentatives avaient alors tourné court. Quelques jeunes indépendants veulent transposer à la Tunisie le mouvement Tamarrod à l’origine du soulèvement égyptien. Ils ont lancé un appel. Dans le contexte tunisien, il est douteux qu’il rassemble au-delà des cercles de jeunes plus ou moins politisés, abonnés à toutes les protestations. En revanche, il sert les desseins des forces politiques non représentées au sein de la Constituante : Nidaa Tounes, dirigé par Béji Caid Essebsi, ancien Premier ministre de transition en 2011, mais également ancien ministre de l’Intérieur de Bourguiba et membre jusqu’en 2000 du comité central du RCD (le parti de Ben Ali), le syndicat UGTT (force de substitution à une opposition politique éclatée), et le Front populaire (l’extrême gauche marxiste et nationaliste arabe). Selim Ben Abdesselem, député du groupe démocrate et signataire de l’appel, détaille ainsi l’objectif de la démarche : «  Dissoudre la Constituante, élire une assemblée législative, confier la rédaction de la Constitution à un comité d’experts et la faire approuver par l’Assemblée. » Mais, en principe, la Constitution devrait être achevée durant l’automne et les nouvelles autorités devraient être élues début 2014. Dès lors, la proposition de tout reprendre à zéro, alors qu’il n’y a pour l’instant ni commission électorale, ni listes d’électeurs, ni accord définitif sur le mode de scrutin et le découpage des circonscriptions, ne semble guère réaliste.

Mais, après sa rencontre avec François Hollande, le 5 juillet, à la résidence de l’ambassade de France, Béji Caïd Essebsi avertissait : « L’immobilisme favorise les tensions. Notre gouvernement est appelé à se montrer plus dynamique. Les mêmes causes qu’en Égypte peuvent produire les mêmes effets. » Preuve que certaines personnalités tentent d’exploiter les événements égyptiens. Mais la situation d’Ennahda n’est pas la même que celle des Frères musulmans, insiste Badreddine Abdelkefi, l’un des députés d’Ennahda : « Les Frères musulmans ont fait alliance avec les salafistes du parti al-Nour, et ils se sont montrés intransigeants, alors que nous, nous avons choisi de gouverner avec une coalition. » Ameur Laarayedh, chef du bureau politique d’Ennahda, avoue d’ailleurs : « Nous aurions même dû insister davantage pour disposer d ’une coalition plus large, afin que le processus de transition avance plus vite.  »

Par ailleurs, comme le note Habib Kheder, député islamiste, « en Tunisie, les élections se tiendront au plus tard dans un an. La pression est donc moins forte ». Mais la pression vient aussi de la base du parti et des islamistes radicaux qui voient dans l’évolution égyptienne la preuve que le jeu démocratique est biaisé et que les islamistes finiront par en être exclus par une alliance des forces « sécuritaires » comprenant des partisans de l’ancien régime. Les cadres du parti mènent actuellement un intense travail de pédagogie interne. Plus le temps passe, plus Ennahda, placé entre le marteau et l’enclume, sait qu’il lui faut en finir au plus vite avec cette période transitoire et qu’il va devoir pour cela faire encore des concessions. La première est sans doute de passer à la trappe le projet de loi dit « d’immunisation de la Révolution », autrement dit la mise à l’écart de la vie politique des anciens cadres du RCD. Présenté par Ennahda sous la pression du Congrès pour la République, le parti fondé par l’actuel président Moncef Marzouki, cet interdit est fortement contesté, notamment parce qu’il intervient en dehors de tout processus judiciaire. Pour l’essentiel, c’est donc sur le terrain du débat constitutionnel que va se jouer la bataille politique. Ennahda a déjà beaucoup sacrifié au consensus en renonçant à l’inscription du terme charia, et à la notion de « complémentarité » homme/femme, et en acceptant la reformulation des conditions de la liberté d’expression et l’inscription de la liberté de croyance, et plus récemment en se rangeant à l’avis de l’opposition sur la nature du régime. Mais les ambivalences demeurent. Sur la question de la place de l’islam d’abord : le Préambule précise que la Constitution « se fonde » sur les principes de l’islam, là où l’opposition préférerait « s’inspire » afin de laisser une marge de création aux futurs législateurs. Surtout l’article 148, qui définit les clauses non révisables, mentionne « l’islam religion de l’État ». Le texte énumère les droits et libertés classiques, mais selon la majorité parlementaire, il est possible que ce soit l’énoncé des libertés qui limite la référence à l’islam, comme l’inverse. D’autant que le Préambule se réfère aux « droits universels suprêmes », laissant le futur juge constitutionnel apprécier quel droit est suprême ou ne l’est pas.

Ennahda refuse de consacrer l’indépendance du Ministère public, et entend conserver un maximum de marge de manœuvre pour mener une politique pénale et répressive. Enfin, c’est sur la question essentielle du régime que se focaliseront les débats : Ennahda a déjà accepté que, dans le cadre du régime parlementaire, un président de la République renforcé se voit réserver les Affaires étrangères et la Défense, et puisse présider le Conseil des ministres. Mais l’opposition souhaiterait qu’il dispose d’un droit de dissolution élargi pour résoudre des crises politiques, dans la perspective d’un rapport de force durable entre islamistes et non-islamistes. La Constitution devra être adoptée par les deux tiers des députés, faute de quoi elle sera soumise à un référendum qui ouvrirait une nouvelle période d’incertitude juridique et une bataille politique sans merci.

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