Sciences et fictions : rêve ou réalité ?

Cyborgs, avatars, êtres immortels : et si c’était possible  ? Les réponses, plus ou moins convaincantes, des chercheurs.

Ingrid Merckx  et  Lena Bjurström  et  Jérémie Sieffert  • 25 juillet 2013 abonné·es
Sciences et fictions : rêve ou réalité ?

Depuis qu’elle existe, la science-fiction imagine plusieurs formes de post-humains et d’intelligences artificielles. Aujourd’hui, elle est rattrapée par les nouvelles technologies et les ambitions de certains projets de recherche qui s’en inspirent.

L’humanoïde

L’épisode 1 commence par une publicité. Une voix commerciale présente, tels des aspirateurs, une gamme de « Hubots », des robots domestiques humanoïdes. L’offre va du simple modèle pour « le ménage et les tâches pénibles ou dangereuses » au robot gériatrique ultrasophistiqué, qui surveille le taux de cholestérol de son « propriétaire » en lui appuyant un doigt sur la joue. C’est la première scène de la série suédoise Real Humans  [^2]. Plus on monte en gamme et plus le Hubot de Real Humans ressemble à un humain. Certains s’y laissent prendre. « Tu veux toucher ma prise ? », demande une jeune femme hubot avec un regard de biche. Et l’homme qui s’est entiché d’elle s’approche, d’autant plus stupéfait de découvrir sa vraie nature qu’il milite au groupe « Real Humans », partisan des 100 % humains dans ce futur proche où les Hubots ont intégré une bonne partie des foyers. Pour le philosophe Jean-Michel Besnier [^3], Real Humans est une « série symptôme, qu’il faut comprendre dans le contexte plus large du post et du transhumanisme » ( Philosophie magazine ). En effet, il est moins question de technique que de philosophie : les Hubots viennent interroger les limites de l’humanité. Ils renvoient à des réflexions sur la peur de l’étranger et à l’exploitation d’une race considérée comme inférieure. Au sein même des Hubots apparaît une hiérarchie entre les ouvriers, peu évolués, qui ont remplacé les hommes à l’usine, et les rebelles, « intelligents » et autonomes, à condition qu’ils puissent se recharger. En reprenant de nombreux codes du genre, Real Humans marque un « point d’acmé » selon Jean-Michel Besnier : « La société réalise que la robotique de service qui déferlera d’ici quelques années posera des questions inédites d’ordre social, métaphysique, éthique, épistémologique. » Est-il tordu d’éprouver du désir pour un robot ? Est-ce mal de le frapper ? L’apporter à la casse, est-ce du recyclage ou un abandon ? Kate Darling, chercheuse en propriété intellectuelle et politique de l’innovation au MIT de Boston, constatant que les machines humanoïdes provoquent chez nous des émotions, a repris l’idée de donner des droits aux robots. « Des droits de “second ordre”, dans le sens où ils ne leur sont pas vraiment inhérents. Ils existent plus pour notre bien et celui de la société. » Et défendre les 100 % humains, est-ce du racisme ? Des robots de service, comme les Hubots, on y est presque. Le professeur Hiroshi Ishiguro, roboticien à l’université d’Osaka, au Japon, a réalisé une copie parfaite de lui-même. À tel point qu’elle berne, dit-on, certains étudiants. Mais plusieurs études démontrent que, si les robots doivent susciter la sympathie et la ressemblance, il faut cependant qu’ils puissent être rapidement identifiés comme robots. Si la ressemblance est trop importante, la confusion devient inquiétante.

Le cyborg

Dans Real Humans, les personnages sont soit hommes soit machines, sauf un, Léo, seul véritable cyborg. Forme moderniste de la chimère antique, la figure du cyborg irrigue de nombreuses œuvres de science-fiction, et son esthétique est notamment présente sous le pinceau d’Enki Bilal, ainsi que dans de nombreux mangas japonais. « Le cyborg à la Terminator n’existe pas encore, assure Marc Roux, de l’Association française transhumaniste Technoprog ! Mais où commence le cyborg ? Ce Canadien malvoyant arrêté dans un McDo en juillet 2012 parce qu’il portait des lunettes numériques vissées sur son crâne se définit comme un cyborg. Et Kevin Warwick, qui s’est greffé des électrodes dans le bras, se considère également comme un cyborg. » Ce prof de cybernétique à l’université de Reading, en Angleterre, peut contrôler un bras robotique par l’intermédiaire d’un ordinateur, même à distance. « Le premier pacemaker, c’est 1965 », souligne Marc Roux. Avec la cybernétique, des aveugles peuvent déjà voir, des sourds entendre, des culs-de-jatte courir. En 2004, l’Américain Matthew Nagle, tétraplégique, s’est fait greffer une « interface cerveau-machine » permettant de contrôler la souris de son ordinateur et de changer de chaîne sur sa télé. Plus récemment, une femme paralysée a pu boire seule du café grâce au même type d’implant connecté à un bras robotique. On soigne aussi des malades de Parkinson via des électrodes dans le cerveau. « Ces innovations prouvent que la médecine et la technoscience ont investi un territoire qu’elles avaient pourtant délaissé jusque-là : le handicap. Les handicapés seraient les premiers cyborgs », avance Cédric Biagini dans l’Emprise numérique  [^4]. Mais les handicapés ne sont pas les seuls visés. Les premiers cyborgs « performants » pourraient bien être des soldats américains blessés au front. Et, s’il s’avérait que les prothèses artificielles étaient plus « efficaces » que les fonctions biologiques, combien de temps avant que la normalité soit elle-même considérée comme un handicap ? « En réduisant l’humain à un agrégat d’organes, à une somme de fonctions modélisables, sans profondeur, on brise le modèle d’un être unifié, totalité synthétique inaliénable, porté par la pensée humaniste », ajoute Cédric Biagini.

Le clone

1931 : Aldous Huxley imagine un Meilleur des mondes dans lequel les individus sont créés en laboratoire puis conditionnés pour s’adapter à une place déterminée dans la société. Il s’élevait ainsi contre les idées eugénistes notamment portées par son frère, Julian, brillant biologiste. 1997 : le film Bienvenue à Gattaca dépeint une société où les carrières et la réussite sont réservées à ceux dont le génome a été amélioré. 2003 : un consortium privé annonce le séquençage complet du génome humain. Avec des retombées immédiates pour les firmes pharmaceutiques, comme Myriad Genetics, qui propose des tests de dépistage de maladies génétiques, et conquiert un monopole. « La démocratisation du séquençage de l’ADN d’un individu va révolutionner la médecine », prédit Laurent Alexandre, chirurgien, fondateur du site Doctissimo, propriété de Largardère, et créateur d’une start-up (DNAvision) spécialisée dans le développement de la recherche sur les gènes [^5]. « La connaissance des caractéristiques génétiques de chacun ouvrira la voie à une médecine personnalisée. » Plus performante : on pourra réparer des anomalies génétiques graves. Et régénérative… Recherche sur les embryons et les cellules-souches, thérapie génique, clonage thérapeutique, biologie de synthèse… Les plus optimistes entrevoient un monde où l’on disposera d’organes de rechange et de traitements sur mesure. Des banques-laboratoires se lancent sur ce nouveau marché, qui devrait peser mille milliards par an d’ici à 2025, comme la société de biotechnologie française Cellectis. Barack Obama a nommé le 8 juillet 2009 le généticien Francis Collins à la tête des Instituts américains de la santé. Directeur du Human Genome Research Institute de 1993 à 2008, ce dernier a piloté le consortium (public) du premier séquençage humain. « En la matière, les États-Unis sont bien plus engagés que la France », regrette Laurent Alexandre. La génomique est cependant plus complexe que certains semblent le croire, prévient François Taddéi, directeur du Centre de recherches interdisciplinaires de Cochin-Necker, dans Libération  : « Ce n’est pas parce qu’on comprend une composante d’un système qu’on est capable de comprendre un système complexe. On connaît tous les gènes mais on ignore comment ils interagissent. »

L’intelligence artificielle

Certains Hubots de Real Humans expriment des sentiments et des volontés : se marier, vivre en famille, croire en Dieu ou s’affranchir des humains. De véritables « êtres » post-humains. De nombreuses entreprises travaillent à l’élaboration d’une intelligence artificielle. En 2011, IBM a présenté un candidat inattendu au jeu télévisé « Jeopardy » : un superordinateur nommé Watson. S’exprimant en langage naturel, comprenant directement les questions, il a stupéfié le public en remportant le jeu contre deux champions. En France, trois équipes de scientifiques tentent de développer une intelligence capable de découvrir son environnement et d’apprendre de façon autonome. Depuis 2013, un programme de l’Union européenne, « Human Brain Project », envisage d’ici à dix ans de simuler par ordinateur le fonctionnement d’un cerveau humain. Ray Kurzweil, « pape des transhumanistes », annonce l’intelligence artificielle pour 2029. On imagine déjà des enseignants, des ergothérapeutes, des psychologues pour machines intelligentes. Que se passerait-il si l’on perdait le contrôle ? Dans 2001, l’Odyssée de l’espace, Hal, l’ordinateur de bord, se retourne contre les occupants de la navette. Dans Terminator, les machines considèrent les humains comme des ennemis à éradiquer. Dans Matrix, elles les font vivre dans un univers virtuel pour récupérer leur énergie. Dans le premier chapitre du roman Adrian Human 2.0 (David Angevin et Laurent Alexandre) un écolo tendance dure se fait trucider par un transhumain de 18 ans sans états d’âme… Dans Real Humans, elles aspirent juste à la liberté, mais peuvent tuer pour elle. Dès 1942, Isaac Asimov, l’un des pères de la science-fiction, avait imaginé trois « lois de la robotique ». 1-Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, par sa passivité, permettre qu’un être humain soit exposé au danger. 2-Un robot doit obéir aux ordres que lui donne un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la Première loi. 3-Un robot doit protéger son existence tant que cette protection n’entre pas en conflit avec la Première ou la Deuxième loi. Ces règles de programmation des machines donnent lieu, au fil de ses romans, à des dilemmes complexes. Chez Asimov, les robots sont tantôt une menace, tantôt les sauveurs de l’humanité, parfois plus « humains » que les humains eux-mêmes. On raconte qu’Asimov considérait ces lois comme tellement essentielles qu’il aurait quitté la projection de 2001 de Kubrick, scandalisé.

Le cerveau connecté

Pour connecter ces futures formes d’intelligence, on imagine des interfaces avec le cerveau et le corps. Dans les années 1980, le mouvement cyberpunk a ouvert le ban avec l’incontournable Neuromancien de William Gibson, créant un cyberespace : « représentation créée par des réseaux d’ordinateurs connectés sous forme d’une hallucination consensuelle à laquelle on accède via des implants dans le cerveau [^6] ». On imagine ce que le jeu vidéo pourrait en faire. En 1999, David Cronenberg a mis en scène, dans son film Existenz, des adolescents « jouant » à un jeu qui se connecte sur le système nerveux. Après le phénomène Second Life, dans les années 2000, ce monde virtuel sur lequel les gens se retrouvaient par Internet, apparaissent des jeux vidéo de plus en plus immersifs, comme World of Warcraft, univers fantastique rassemblant des millions de joueurs. L’évolution en temps réel rend le jeu addictif, jusqu’à causer la mort d’un Taïwanais de 23 ans en février 2012, après vingt-trois heures de jeu. L’autre grande addiction, ce sont les réseaux sociaux. Ce n’est pas un hasard si l’explosion des Google et Facebook a lieu en même temps que l’invasion des smartphones, que beaucoup considèrent déjà comme des « prothèses extérieures ». Prochaine étape : les lunettes Google. Et puis? Kevin Warwick aurait promis de créer une puce à implanter permettant à deux humains de se parler par télépathie pour 2015. Un Big Brother 2.0 ? La réalisation du contrôle total des individus jusque dans l’intimité de leur esprit ? Les récentes révélations d’Edward Snowden concernant le programme d’espionnage américain Prism et ses décalques européens ont montré un espionnage potentiellement systématique de toutes les communications. 1984 serait-il déjà obsolète ?

L’immortel

L’immortalité, c’est le désir ultime du transhumanisme. Le rêve aussi d’un bon nombre de savants illuminés, avides de puissance ou trop amoureux de la vie. Il faut revoir Immortel, d’Enki Bilal, ou Renaissance, de Christian Volckman, pour mesurer à quel point celui qui trouvera le philtre lui évitant d’avoir jamais à passer le Styx sera l’homme le plus puissant du monde. Un dieu. La thérapie génique, notamment, vise cet objectif. Le « biogérontologue » britannique Aubrey de Grey est président de la Fondation Mathusalem, qui récompense et encourage la recherche contre le vieillissement, «  maladie dont on peut guérir ». L’homme d’affaires russe Dmitri Itskov a organisé en juin dernier à New York la conférence Global Future 2045 pour attirer de gros investisseurs sur « Initiative 2045 », un projet visant à obtenir l’immortalité à cette date. Au premier rang des conférenciers, l’inévitable Ray Kurzweil, qui n’hésite pas à qualifier de « mortalistes » ceux qui voient dans l’éternité une malédiction, ou qui pensent simplement que la mort est une étape de la vie et de l’évolution. Le graal ultime serait de sauvegarder son esprit après la mort pour le réinstaller dans un nouveau corps. « L’avatar permettra aux êtres humains d’effectuer une transition. Une transition qui nous permettra d’arrêter de vieillir… De nous débarrasser des maladies… Et finalement de devenir immortels », a déclaré Dimitri Itskov lors de Global Future 2045. Le monde de Real Humans, lui, n’est pas encore complètement transhumain. Mais, au personnage du grand-père qui vient de faire une crise cardiaque, un médecin conseille d’envisager de se « scanner ». Le soir de sa mort, sa fille récupère avec les cendres un CD-ROM qu’elle pourra insérer dans le Hubot de son choix. « Le recul accéléré de la mort sera la plus vertigineuse conséquence de ce que les spécialistes appellent ‘‘la grande convergence NBIC’’, c’est-à-dire les synergies entre nanotechnologies, biologie, informatique et sciences cognitives. L’idée que la mort est un problème à résoudre et non une réalité imposée par la Nature ou la volonté divine va s’imposer, affirme Laurent Alexandre. Avec l’exploration de l’Univers, l’euthanasie de la mort va devenir l’ultime frontière pour l’Humanité. Nous aurons la capacité technique de bricoler la vie, et rien ne nous empêchera d’user de ce pouvoir. La question n’est plus de savoir si la bataille contre la mort sera victorieuse ou non, mais quels seront les dégâts collatéraux de cette victoire sur la définition de notre Humanité. »

Le transcapitalisme

Clones, cyborgs, intelligence artificielle… La science-fiction met en garde contre les dérives que les innovations peuvent engendrer, mais elle dessine aussi un imaginaire qui peut être attirant. À ne considérer que smartphones et progrès de la médecine, on ne voit que les bienfaits des nouvelles technologies. Mais où se situe le point de non-retour ? Les expériences transhumaines sont soutenues par des scientifiques et des industriels. Aux États-Unis, elles sont portées par la droite la plus radicale, celle des « libertariens » et des « anarcho-capitalistes », qui ne voient pas de limite au progrès, même au prix d’une division « biologique » de la société. Le corps humain serait-il le dernier bastion du capitalisme ? À la fois nouveau marché et promesse de contrôle, ce transhumanisme dominant réduit toutes les dimensions de l’humanité à la raison calculatrice. Il participe ainsi d’une vision du monde qui entend mettre la nature, la société et l’individu en équation. Les marchés financiers sont déjà largement dirigés par des robots. Le trading à haute fréquence représenterait plus de la moitié des transactions mondiales, avec pour ambition de déterminer des stratégies complexes, jusqu’à mettre les traders eux-mêmes au chômage. Après avoir gagné « Jeopardy », ce cher Watson lui-même s’est reconverti dans l’analyse financière. Un avant-goût, peut-être, d’une économie sans humains, débarrassée du code du travail. Le consommateur devra-t-il être modifié pour coller aux besoins de la publicité et des indicateurs macroéconomiques ? Le transhumanisme restera-t-il un mouvement au service des cyberpuissances ou d’autres transhumanismes parviendront-ils à prendre forme et à se faire entendre ? Le sacro-saint progrès restera-t-il lui-même un horizon indépassable ?

[^2]: Série diffusée en 2013 sur Arte.

[^3]: Demain les post-humains. Le futur aura-t-il encore besoin de nous ? , Jean-Michel Besnier, Fayard.

[^4]: L’Emprise numérique. Comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies , Cédric Biagini, L’Échappée.

[^5]: La Mort de la mort. Comment la technomédecine va bouleverser l’humanité , Laurent Alexandre, JCLattès.

[^6]: Les Utopies posthumaines , Rémi Sussan, Omniscience.

Temps de lecture : 15 minutes