The National : un savant tissage qui cache bien son jeu
Le sixième album de The National dévoile lentement ses qualités au fil des écoutes.
dans l’hebdo N° 1260 Acheter ce numéro
Le 5 mai dernier, à l’instigation de l’artiste islandais Ragnar Kjartansson, The National a participé à un événement organisé dans l’annexe du Musée d’art moderne de New York. Sa participation a consisté à jouer le même morceau, « Sorrow » (« chagrin »), pendant six heures. Les versions diffèrent sur le nombre de fois où il a été joué, plus d’une centaine apparemment. On ne sait pas non plus combien d’interprétations différentes le groupe a réussi à produire à cette occasion. À la lumière de cette anecdote, on est fortement tenté d’avancer l’idée que ce nouvel album peut aussi être considéré comme une suite de variantes d’un titre figurant sur l’album précédent : « High Violet ». Les phrases introductives donnent immédiatement le ton : « Le chagrin m’a trouvé quand j’étais jeune/Le chagrin a attendu, le chagrin a gagné. » L’album Trouble Will Find Me est fortement marqué par ce genre de fatalité. Il y a dans la voix du chanteur Matt Berninger, également auteur des textes, comme un abandon, une sorte d’anesthésie. C’est la voix de quelqu’un qui a capitulé.
Les chansons, écrites à la première personne, sont en général centrées sur un personnage qui affiche une piètre idée de lui-même, sans volonté de s’extraire de cet état. L’un se dit « sans grâce, invisible et sans poids », un autre se sent « de plus en plus petit », ou encore prétend « savoir maintenant ce que mourir veut dire ». La musique reste une construction complexe et subtile d’où ressortent au premier abord la voix et la batterie, le reste consistant en un tissage savant d’une extrême finesse dans lequel les fils viennent des instruments du groupe, guitares et claviers notamment, entre lesquels peuvent aussi s’immiscer discrètement violons, violoncelles ou cuivres sans en modifier considérablement la structure, du moins en apparence. Mais les apparences sont souvent trompeuses dans ce disque qui, au départ, paraît monochrome, sans contraste ni aspérités, comme si une pellicule de désolation en uniformisait l’ensemble. La réalité est que Trouble Will Find Me se révèle lentement au fil des écoutes, au sens photographique du terme. Cela tient aussi à l’habitude de The National de jouer avec les lignes d’une perfection formelle au risque de voir se refermer sur lui le piège de l’impasse créatrice, piège qu’il évite toujours grâce à une intelligence qui n’a d’égale que sa totale implication dans l’écriture et l’interprétation.