Musiciens, vos papiers !
À Bordeaux, l’orchestre rom de Bulgarie Chakaraka a vu son campement démantelé en plein festival.
dans l’hebdo N° 1266 Acheter ce numéro
Dans la droite ligne du discours de Grenoble prononcé par Nicolas Sarkozy, le 30 juillet 2010, les membres de l’Orchestra Chakaraka, membres de la communauté rom de Bordeaux, ont subi, les 25 et 26 juillet, le démantèlement du camp dans lequel ils vivaient depuis trois ans, avenue Thiers. Une destruction planifiée, accomplie méthodiquement selon des règles indignes. « Les bulldozers sont arrivés à 5 heures du matin, ils ont complètement détruit le squat, ils ont tout massacré : les frigos, les affaires. Les gens ont laissé leur repas dans les assiettes. Une scène de guerre, les enfants terrorisés qui vomissaient de peur… », témoigne Cemal Aram, percussionniste de l’orchestre. « Cinq heures du matin, toute la ville en sommeil, en plein cœur de Bordeaux, une ville protégée par l’Unesco !, poursuit-il. Il y a des gens qui disent que le fascisme n’existe plus. Mais comment ça n’existe plus ? Viens, je vais te montrer, il y en a encore partout en France, mais c’est bien camouflé. » La cabane de Georgi Gadzhev, dit Gocho, le chanteur du groupe, est visée en premier. Et puis c’est le tour de celle d’Ivo Simeonov, le bassiste, et ainsi de suite…
Le « travail » est accompli au beau milieu d’une saison pourtant prometteuse pour Chakaraka, sélectionné par le conseil général pour participer au dispositif Scènes d’été en Gironde, avec pas moins de dix concerts programmés en juillet et en août. Avec l’appui du député socialiste Vincent Feltesse, les musiciens et leur famille avaient obtenu des titres de séjour jusqu’à la fin du mois de septembre. « On avait tous compris qu’il y aurait un moratoire jusqu’à fin septembre concernant leur éventuelle expulsion », explique Samuel Dessenoix, administrateur de l’orchestre. Les Nuits atypiques font partie de la tournée estivale, faisant de Chakaraka « le groupe à défendre » pour la deuxième année consécutive. L’histoire peu commune de ces musiciens roms venus de Bulgarie gagne à être connue. Le réalisateur bordelais Sylvain Mavel est à l’initiative de la création de l’orchestre, dans l’idée d’aider les musiciens qui le composent à sortir de la précarité. Il connaît Cemal Aram, que le projet enchante. Reste à réunir les musiciens, à leur trouver un lieu de répétition et des dates de concert. On est à l’automne 2011, Cemal convainc sans peine ses collègues de monter un octet (aujourd’hui septet) et de travailler dans cette nouvelle direction. Le programmateur Francis Vidal (Allez les filles !) les introduit dans la programmation du festival d’art dans l’espace public Evento, bientôt suivi par Patrick Lavaud : de la rue à la scène, Chakaraka est né.
Le regard des gens allait changer, certains a priori se lever. « Chakaraka signifie “faire la fête ensemble” en langue rom, précise Cemal Aram. Nous avons créé l’orchestre pour que le monde vienne vers nous, et aussi pour qu’on aille vers le monde. Et ça marche très bien. Notre musique fait danser tout le monde. » Sur un répertoire traditionnel des Balkans, avec un sens du chant collectif hors du commun, une énergie communicative invitant à la transe et une sincérité pénétrante, Chakaraka s’attire une multitude de réactions bienveillantes et de parrainages. Avec le documentaire qu’ils préparent depuis deux ans et demi, Sylvain Mavel et Éric Cron montreront le quotidien de ces musiciens et de leur famille, et le contraste déconcertant entre la prodigalité de leurs prestations musicales et la misère de leur situation. « Nous avons décidé de réaliser ce film en réaction au discours de Grenoble, pour rendre honneur à ce peuple en s’intéressant à sa musique », précise Sylvain Mavel. Le résultat sera visible début 2014. Les réalisateurs « sont allés au plus près de cette communauté et de sa musique, participant aux mariages et aux anniversaires, mais aussi aux moments les plus sombres. Leur film sera un objet anthropologique passionnant », commente Samuel Dessenoix. Au point d’infléchir la position contradictoire et nocive de nos dirigeants ?