« Parabole du failli » de Lyonel Trouillot : Un comédien sort de scène
Lyonel Trouillot signe avec Parabole du failli un magnifique roman sur trois amis à Port-au-Prince.
dans l’hebdo N° 1266 Acheter ce numéro
Le héros de Parabole du failli, Pedro, jeune comédien dont le nom commençait à être connu, n’est plus. Alors qu’il était en tournée dans une grande ville occidentale, il s’est jeté du douzième étage d’un immeuble. Chez lui, à Port-au-Prince, ses deux amis, l’Estropié et le narrateur, sont saisis par la tristesse mais aussi par le regret de ne pas avoir su discerner chez Pedro les signes d’un point de non-retour. Parabole du failli dresse le constat de cet échec en même temps qu’il raconte une magnifique histoire d’amitié.
Lyonel Trouillot s’est inspiré d’un comédien haïtien qui a existé, Karl Marcel Casséus, mort à Paris en 1997. Mais « cette œuvre de fiction ne raconte pas sa vie. Ni sa mort », précise l’auteur. D’autant qu’il ne s’est pas focalisé sur le seul personnage de Pedro. On retrouve dans Parabole du failli le talent de Lyonel Trouillot à composer des personnages qui, par eux-mêmes, par leur histoire, soutiennent une narration. On se souvient encore, par exemple, de Lucien, l’étudiant de Bicentenaire (2004), des quatre adolescents de Yanvalou pour Charlie (2009) ou de Thomas, le chauffeur de taxi de la Belle Amour humaine (2011) [^2]. Mais Lyonel Trouillot est aussi attentif à ceux qui n’ont pas le statut de héros. « Dans la vie comme dans les romans, qui s’inquiète des tragédies qui hantent les petits destins des personnages secondaires ? », écrit-il dans Parabole du failli, rejoignant là une belle réflexion développée il y a peu par Didier Eribon dans la Société comme verdict [^3]. Mais revenons aux trois amis. Il y a d’abord l’Estropié, issu du milieu le plus pauvre. Il tient son surnom de la longueur inégale de ses jambes, un handicap qui lui a valu de fréquenter l’école, contrairement à ses frères et sœurs. Son père était surnommé « Méchant » et fut à la hauteur de sa réputation. L’Estropié donne des cours de mathématiques dans un collège de pauvres, convertit tout ce qu’il vit en statistiques– un esprit rationnel.
Le narrateur est sans doute le plus discret des trois. Ayant perdu jeune son père et sa mère, fauchés par un camion, il a hérité du deux-pièces qu’il partage avec Pedro et l’Estropié dans le « quartier pourri de Saint-Antoine ». Rédacteur nécrologique dans un journal, il a pour l’heure la tâche ardue de rédiger la chronique sur son défunt ami dans les trois colonnes qu’on lui a concédées. Enfin, il y a Pedro, raconté par le narrateur, mais là, en toute liberté, bien que, pour dire son ami, il sache qu’il faudrait « un torrent, une sauvagerie qui n’entre pas dans les rangs de la littérature ou de la rubrique mondanité ». Pedro s’est volontairement déclassé, venant d’une famille aisée pour vivre dans le quartier Saint-Antoine. Grand parleur, créant dans la rue des spectacles improvisés pour les enfants, il parvenait à réconcilier les habitants qui s’échauffaient les uns contre les autres, « la pauvreté lev [ant] d’inutiles querelles ». Libre, Pedro composait pourtant avec un certain milieu mondain pour effectuer des lectures, quand la bêtise ambiante ne lui faisait pas perdre soudain ses nerfs.
À plusieurs reprises, le narrateur reproche à Pedro d’avoir clamé son désespoir et exposé ses malheurs d’enfance sans se préoccuper de ceux de ses amis. « Nous n’avons pas eu le temps de te dire que c’est toujours une faute de se prendre pour une exception », dit le narrateur. Mais les deux survivants font une découverte. Eux qui le considéraient comme un « porteur génial des mots des autres », esprit prodigue en citations éclairantes ou enchanteresses, découvrent que leur ami doutait de la puissance du verbe. C’est-à-dire de ce qui le constituait. Cette révélation posthume leur est faite par le biais d’un autre personnage marquant, madame Armand, qui leur remet plusieurs écrits du défunt, dont un recueil de courts poèmes intitulé Parabole du failli. « Des faillis » serait aussi juste, car dans cette histoire tout le monde a raté quelque chose. Reste la grande scène finale du roman, celle de l’hommage public rendu à Pedro, que l’Estropié et le narrateur réussissent à retourner pour la rendre fidèle à leur ami. Une « apothéose »où Lyonel Trouillot, grâce à la mise en scène qu’il imagine, atteint une force d’émotion éblouissante.
[^2]: Réédité simultanément en collection « Babel », 6,70 euros.
[^3]: Voir Politis n° 1262 du 18 juillet.
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