Alexis Tsipras et Slavoj Zizek : « Ramener de la rationalité et de l’espoir »
Dans un entretien mené par le journaliste croate Srecko Horvat, Alexis Tsipras et Slavoj Zizek débattent du rôle de la gauche dans l’avenir de l’Europe.
dans l’hebdo N° 1268 Acheter ce numéro
Le 15 mai dernier, quelques semaines avant l’entrée officielle de la Croatie dans l’Union européenne, le 1er juillet, se tenait à Zagreb, en Croatie, le 6e Festival subversif, dirigé par le journaliste Srecko Horvat. C’est dans ce cadre qu’a eu lieu cette longue discussion dont nous publions ici des extraits [^2]. Elle fait écho à la publication d’un livre écrit à quatre mains par Slavoj Zizek et Srecko Horvat, Sauvons-nous de nos sauveurs, préfacé par Alexis Tsipras, membre de Syriza, où les deux auteurs analysent la crise grecque et dénoncent les politiques néolibérales qui détruisent les États providence, en particulier ceux du Sud du continent. Ils appellent notamment les peuples à se débarrasser de ces soi-disant « sauveurs » de leurs économies, en réalité défenseurs de l’orthodoxie austéritaire.
La Croatie va entrer dans l’Union européenne au moment où celle-ci traverse la pire crise qu’elle ait connue. Pouvez-vous, Alexis Tsipras, à partir de la perspective grecque, nous dire à quoi peut s’attendre la Croatie ?
Alexis Tsipras : Après cinq années consécutives de récession sévère, la Grèce connaît une véritable dépression et une crise humanitaire. Durant cette période, le PIB a chuté de 25 %. Nous avons officiellement 30 % de chômeurs, et près de 60 % chez les jeunes. Cette situation provient des politiques imposées au pays en raison de la crise de la dette. Or, je voudrais souligner que, quand la « troïka » est arrivée à Athènes, la dette publique tournait autour de 110 % du PIB ; elle s’élève aujourd’hui à 160 % ! Voilà le résultat des programmes dits de « sauvetage » de la Grèce. Ils ont en fait sauvé les banques et détruit la société tout entière. […] Nous ne croyons pas qu’il s’agisse d’un accident : la Grèce a été choisie pour servir de cobaye à une politique néolibérale d’une violence jamais vue en Europe. La seule politique du même type à avoir été mise en œuvre fut sans doute celle du Chili sous Pinochet. Pourquoi avoir fait cela en Grèce ? Essentiellement pour deux raisons : les élites néolibérales voulaient créer un paradigme valable pour tous les autres pays européens, mais aussi s’emparer des biens publics, tout privatiser et gagner ainsi beaucoup d’argent. Et qu’ont-elles dit ? Simplement que les Grecs étaient des fainéants, donc responsables de cette situation. Le peuple était responsable, mais pas les banques qui ont accordé des prêts aux ménages alors qu’elles savaient qu’ils auraient les pires difficultés à rembourser, voire ne le pourraient pas. Le problème est que, quelques mois plus tard, ces élites ont expliqué la même chose en Espagne, au Portugal, en Italie, en Irlande… Tout le monde est-il fainéant dans les pays périphériques de l’Europe ? Bien sûr que non ! Et tous ces peuples « fainéants » ont commencé à réagir avec les mouvements Occupy, sur les places, dans les rues… C’est pourquoi je pense que nous assisterons bientôt à un printemps radical en Europe qui changera la situation. Si vous aviez demandé, il y a deux ans, si les nations arabes étaient à même de renverser leurs régimes autoritaires, personne ne vous aurait répondu par l’affirmative. C’est pareil aujourd’hui. Personne ne croit que la situation peut changer en Europe, mais c’est cela qui devrait advenir et dont nous avons besoin : un « Printemps méditerranéen », à l’instar du Printemps arabe.
Slavoj Zizek, vous venez de Slovénie – donc également de cette périphérie de l’Europe –, où il y a eu aussi les premiers signes de ce que nous pourrions appeler un « Printemps méditerranéen ». Pourquoi avez-vous très tôt soutenu publiquement Tsipras lors des élections de 2012 ?
Slavoj Zizek : Si Syriza gagne, rien ne sera plus comme avant en Europe. […] Je pense même qu’on verra après coup cette victoire comme s’inscrivant par magie dans le sens de l’histoire. C’est même cela qui constituera son caractère magique ! C’est pourquoi je pense que l’ establishment européen a si peur d’un gouvernement grec dirigé par Syriza. Car, si Syriza l’emporte et agit, ce sera la fin de la prudence conservatrice en Europe. Je crois que le combat mené par ce parti est celui de l’âme la plus profonde de l’Europe. Il est facile de fustiger l’Europe pour son impérialisme, le colonialisme, l’esclavage, mais elle a tout de même donné – et soyons fiers de cela – quelque chose de magnifique à l’humanité : l’idée d’un égalitarisme radical, d’une démocratie radicale, du féminisme… Tout cela est au cœur de l’identité européenne, et c’est ce qui est en jeu aujourd’hui. Les dangers proviennent des défenseurs de l’Europe actuelle, les technocrates de Bruxelles et les nationalistes qui menacent cet héritage européen. Une Europe qui combine le pire néolibéralisme économique avec des éléments de populisme anti-immigrés – et c’est l’une des voies possibles aujourd’hui – ne serait tout simplement plus elle-même. Il ne faut donc pas seulement dire que Syriza se bat pour les exclus et les marginaux. Non, Syriza se bat pour l’Europe, pour ce dont nous devons être fiers en tant qu’Européens ! […] Or, l’élite politique européenne perd progressivement sa capacité à gouverner. Aux États-Unis, Obama, certes avec bien des compromis, gouverne son pays. L’Europe, elle, a perdu ses moyens de diriger. Nous, à gauche, avons longtemps eu le fantasme ridicule, dans les années 1950, que quelque part entre Washington et Wall Street les vrais dirigeants, les capitalistes les plus puissants et un comité secret de l’administration, se réunissaient et décidaient de tout. Considérant l’Europe aujourd’hui, je prierais pour qu’il existe un comité secret de ce type, avec des élites qui savent ce qu’elles font. Mais il n’y a même pas cela ! C’est pourquoi la tâche qui incombe à Syriza n’est pas de prendre quelques mesures radicales, mais simplement, d’une façon très pragmatique – et cela aurait des conséquences radicales –, de ramener de la rationalité, de rendre de l’espoir aux gens, de stabiliser d’abord la situation.
Ce qui m’amène, Alexis Tsipras, à vous demander quelles mesures concrètes prendrait Syriza si vous formiez un gouvernement.
Alexis Tsipras : Tout le monde le sait : nous n’avons pas de monnaie nationale. Si jamais nous sortions de l’euro, nous nous retrouverions, face aux autres pays de la zone euro, avec une monnaie fortement dévaluée. Mais, en même temps, ce désavantage de ne pas avoir de monnaie nationale est aussi notre atout principal, car l’euro est comme une chaîne pour les 17 pays de la zone. Si l’un des maillons casse, toute la chaîne se désintègre. Cela peut donc devenir une arme de destruction massive si un gouvernement a du cran et décide de négocier au niveau européen pour défendre l’intérêt de son peuple. Or, en Grèce, nous n’avons jamais eu de gouvernement qui ait essayé de renégocier les programmes d’austérité, mais uniquement des dirigeants qui ne croyaient qu’à la célèbre formule de Thatcher : « Il n’y a pas d’alternative. » Il n’y avait donc qu’une seule voie à prendre, celle de la démolition, de la récession, la voie de la perte de notre dignité, de la souveraineté du peuple. D’où le désastre actuel en Grèce. Mais la politique n’est qu’une question de rapports de force. Si un gouvernement de la gauche radicale arrivait au pouvoir au cœur de la zone euro, rien ne serait plus comme avant ! Nous appliquerions nos promesses – et rejetterions le mémorandum en relançant la demande. Nous essayerions de redistribuer les richesses et surtout de faire payer tous ceux qui ne versent pas d’impôts, comme les gros propriétaires de navires. Parce que la Grèce est un cas particulier. Savez-vous que, durant la dernière décennie de croissance chez nous, nous avions dans notre PIB 4 % de rentrées fiscales de moins que la moyenne des États de la zone euro ? Pourquoi ? Non pas que les travailleurs et la classe moyenne ne s’acquittaient pas de leurs impôts, mais parce que les plus riches n’en payaient pas. Notre projet est un plan de stabilisation des finances, faisant d’abord en sorte que les plus riches règlent l’impôt. Je sais bien que c’est difficile aujourd’hui, car nous vivons dans un monde globalisé et que la Grèce est membre de l’Union européenne. Tout ne pourra donc bouger que si nous pesons fortement et obtenons des changements radicaux au niveau de l’Europe. Ce sera sans aucun doute une dure confrontation et nous aurons grand besoin de nouer des alliances. Or, nos meilleurs alliés seront les peuples d’Europe. Et pas seulement ceux du Sud, mais aussi ceux du Nord. Je crois donc qu’il est possible de modifier la situation en Europe si les rapports de force politiques évoluent. En commençant, forts du soutien des peuples, par convaincre nos partenaires de la nécessité de tenir un sommet européen sur la dette publique. Sur le modèle de celui qui s’est tenu en 1953 à Londres, par exemple. Car comment le miracle économique allemand de l’après-guerre est-il advenu ? Le sommet international de 1953 a décidé d’effacer la plus grande part de la dette de l’Allemagne, en pleine reconstruction (à hauteur de 60 % environ !) ; il a établi un moratoire pour les remboursements et défini un pacte de croissance. C’est ainsi que l’Allemagne a obtenu la position hégémonique qui est la sienne aujourd’hui en Europe. Voilà la solution pour l’Europe, une solution gagnant-gagnant. Sinon, nous n’avons aucune chance.
Propos recueillis par Srecko Horvat et traduits de l’anglais par Olivier Doubre.
Alexis Tsipras est leader de Syriza, le parti de la gauche de gauche grecque.
Slavoj Zizek est philosophe et psychanalyste slovène.
Sauvons-nous de nos sauveurs , Srecko Horvat et Slavoj Zizek, préface d’Alexis Tsipras, traduit de l’anglais par Séverine Weiss, Nouvelles Éditions Lignes, coll. « Post- », 176 p., 14 euros. En librairie le 16 septembre.
[^2]: L’ensemble de cette discussion et le débat avec le public sont disponibles, en anglais : www.youtube.com/watch?v=aUh96oXYt18