« La Bataille de Solférino » de Justine Triet : Une guerre sans vainqueur

La Bataille de Solférino, premier long métrage de Justine Triet, entre hystérie et Histoire, impose son singulier théâtre des opérations.

Christophe Kantcheff  • 18 septembre 2013
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Lors de la bataille de Solférino, en 1859, l’armée de Napoléon III a pris le dessus sur les troupes de l’empereur autrichien François-Joseph. Dans l’histoire de France, cette confrontation s’inscrit incontestablement au rayon des victoires. Il en va tout autrement avec la Bataille de Solférino, le premier long métrage de Justine Triet, présenté par l’Acid à Cannes [^2], où le film a fait sensation. On serait bien en peine, à l’issue du film, de discerner un vainqueur parmi les personnages en présence. On y a pourtant perçu l’écho d’un succès : le Solférino du titre n’est certes pas le village italien qui a vu se battre l’armée du Second Empire mais la rue, à Paris, du siège du Parti socialiste, dont l’un des membres remporte, le 6 mai 2012, jour où se déroule le film, l’élection présidentielle. Cependant, François Hollande reste hors champ, l’écho de sa voix ne retentit que dans l’écume sonore, et Justine Triet est loin de nous raconter l’histoire de son sacre.

Il n’en reste pas moins vrai que la Bataille de Solférino est le récit d’une guerre. Une guerre familiale qui commence et se termine dans un appartement. Celui de Laetitia (Laetitia Dosch), jeune femme avec ses deux filles en bas âge, séparée de leur père, Vincent (Vincent Macaigne), mais vivant avec son nouveau copain, Virgil (Virgil Vernier). Laetitia, journaliste pour une chaîne d’info continue, qui doit se rendre rue de Solférino pour couvrir l’attente du résultat parmi les militants, se montre, dès les premières images, agitée, pressée par le temps, stressée à l’idée de laisser ses filles entre les mains d’un jeune baby-sitter (Marc-Antoine Vaugeois). C’est non seulement une indication sur le tempérament de Laetitia, mais une façon de donner la tonalité d’ensemble. La Bataille de Solférino est un film sous pression. Un peu dans sa forme – non par le filmage, en plans-séquences, mais par la bande-son, avec les pleurs persistants des enfants, les braillements des militants, les vociférations des personnages… – et beaucoup dans ce qu’il montre. Justine Triet met ainsi en correspondance deux hystéries situées dans des sphères a priori étrangères : l’une intime, l’autre collective. Ce sont d’une part les relations à couteaux tirés entre Laetitia et Vincent. Celui-ci parvient à s’introduire dans l’appartement de la jeune femme quand elle est partie travailler, alors qu’une décision de justice n’autorise le père à voir ses enfants qu’en présence de leur mère. C’est exactement ce que Laetitia voulait éviter, qui, dès lors, ordonne au baby-sitter d’amener les deux petites dans la foule, près d’elle.

Quand ils ne sont pas en présence l’un de l’autre, Laetitia ressent Vincent comme un danger. Face à face, ils s’agonissent d’injures, l’intérêt des enfants étant au cœur du conflit, même si ce faisant ils semblent oublier ceux-ci en route… L’autre hystérie est grégaire et concerne les milliers de militants dans la rue de Solférino. Gueulant, sautant derrière Laetitia dès qu’elle prend l’antenne, ils s’auto-applaudissent quand ils se voient sur un écran géant et surjouent le suspense du résultat. Ces bruyantes manifestations de pseudo-joie apparaissent aussi vaines et artificielles que le contenu des flashs que la jeune femme assure. Même si Justine Triet synchronise les éclats d’un épisode de la vie privée et ceux d’un événement de la vie publique, leurs enjeux et même leur sincérité ne paraissent pas égaux. À un moment donné, Vincent, pour être plus fort face à Laetitia, entraîne avec lui un ami juriste, Arthur (Arthur Harari). Il lui dit, en cette journée d’élection : « Viens rue de Solférino, c’est une journée historique. » Mais il est fort probable que le personnage lui-même ne croie pas à ce qu’il dit. Ainsi, la Bataille de Solférino pose la question de ce qui fait aujourd’hui Histoire dans nos existences. La réponse du film est claire : ce ne sont pas (ou plus) les événements de la vie publique mais les aléas de la vie privée.

La Bataille de Solférino est aussi un film de guerre à sa manière, parce qu’il a exigé un tournage en immersion dans une manifestation, avec toutes les incertitudes que cela induit. Justine Triet s’en sort avec brio, soutenue par ses techniciens, et avec de très bons comédiens (Laetitia Dosch et le désormais presque incontournable Vincent Macaigne dans le jeune cinéma d’auteur), qui assument un naturalisme une fois encore marqué par Pialat – bien que parfois, surtout au début, un peu volontariste. La Bataille de Solférino propage enfin un discret parfum de guerre des sexes. La complicité qui gagne les trois hommes réunis dans l’appartement la nuit venue – Vincent et Virgil, et l’ami de Vincent, Arthur – ne concerne pas Laetitia. Celle-ci reste exclue de cette nouvelle humeur, un apaisement inédit, le repos du guerrier. Sa dernière promenade nocturne, seule, en compagnie d’un chien, la voit encore tourneboulée. Il n’y a pas de vainqueur dans cette Bataille de Solférino, mais peut-être que certains – ou certaine – y laissent davantage de plumes…

[^2]: La Bataille de Solférino, comme les huit autres films présentés par l’Acid à Cannes, est repris à Paris au Nouveau Latina les 27, 28 et 29 septembre ; à Lyon, au Comœdia, les 4, 5 et 6 octobre ; et dans 13 salles en Île-de-France du 20 septembre au 13 octobre.

**La Bataille de Solférino** , Justine Triet, 1 h 37.
Cinéma
Temps de lecture : 5 minutes
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