Une trop jolie guerre

Bernard Sobel ressuscite la tragédie d’Hannibal à la manière d’un livre d’images.

Gilles Costaz  • 26 septembre 2013 abonné·es

Infatigable Bernard Sobel ! Écarté du théâtre de Gennevilliers, qu’il avait créé et longtemps dirigé, il continue, à 77 ans, de monter les œuvres auxquelles il croit et d’animer Théâtre public, l’une des rares revues théâtrales à avoir surnagé à travers le temps. Son successeur à Gennevilliers, Pascal Rambert, lui rouvre les portes de la salle où il a tant travaillé et produit. Il revient avec un auteur peu connu, l’Allemand Christian Dietrich Grabbe, et une pièce peu familière au public français, Hannibal, qui date de 1834. Cet écrivain, Grabbe, fils d’un gardien de prison, est mort d’alcoolisme à 35 ans. C’est donc un maudit du théâtre, dont Sobel avait contribué à révéler la pertinence fiévreuse quand il avait monté Napoléon ou les Cent jours en 1996. Ce spectacle fulgurant faisait espérer un nouvel événement. Hélas ! Sobel ne parvient pas à faire d’ Hannibal une fresque de la même intensité. C’est un regard surprenant sur le général carthaginois, puisque, tournant le dos à la tradition héroïque, Grabbe conte la vie d’Hannibal à partir du moment où il est en train de perdre sa guerre contre les Romains. Le Tunisien cède à l’ivresse des délices de Capoue et voit peu à peu ses armées et ses territoires défaits par les forces de Scipion. Il perd, en Italie, la bataille de Zama et n’est plus qu’un vaincu qui s’enfuit. La pièce suit l’échec des Carthaginois autant que la vie de leur chef, en se déplaçant d’un lieu à l’autre, en Espagne et à Carthage. On est loin d’un « biopic » ! C’est autant l’histoire d’un moment de l’Antiquité que celle d’un homme. Face à ce récit éclaté d’une durée de deux heures quarante, Sobel utilise un langage inattendu de sa part. Il fait un peu de pédagogie : il y a des cartes, des précisons géographiques. Et il ne joue pas l’exactitude historique. Il transpose.

Les costumes – conçus par Mina Ly – sont hétéroclites, dans des couleurs très joyeuses, avec des complets et des cravates. Si les décors de Lucio Fanti, qui descendent des cintres comme de gros jouets, sont de belles réinventions synthétiques de lieux historiques, ces vêtements bariolés correspondent à une volonté de décalage assez incompréhensible : pourquoi les captifs se distinguent-ils des autres par le port d’un chapeau ? Pourquoi le roi Prusias, en sa Bithynie, est-il vêtu d’un uniforme français de la Révolution ou de l’Empire ? Pourquoi, surtout, les soldats carthaginois – Hannibal en tête – portent-ils des capotes qui ne sont pas bleu marine ou kaki mais bleu clair ? Tout cela fait guerre d’opérette. Ou cahier de coloriage.

On comprend bien qu’on veut nous parler d’aujourd’hui en même temps que d’hier, que l’antagonisme entre l’Occident et le Proche-Orient est là, que nos relations avec les nations pauvres du Sud sont en filigrane derrière ce drame antique. Mais, malgré le jeu athlétique et blessé de Jacques Bonnaffé en Hannibal, malgré de belles prestations de Pierre-Alain Chapuis, Gaëtan Vassart, Claude Guyonnet, Jean-Claude Jay, malgré une troupe où l’on change souvent de rôle pour figurer un grand nombre de personnages, le ressort ne parvient pas à se tendre. L’on assiste sans accélération à une succession d’épisodes où ne s’affirme aucune vision. Quelques scènes ont plus de relief que d’autres, sans pour autant happer le spectateur, amusé et mis à distance par ce joli livre d’images. Trop jolie guerre punique !

Théâtre
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