« Avec Dédé », de Christian Rouaud, le bon barde
Le nouveau documentaire de Christian Rouaud dresse le portrait d’André Le Meut, musicien breton et universel.
dans l’hebdo N° 1275 Acheter ce numéro
Après le déjà réussi Les Lip, l’imagination au pouvoir, Christian Rouaud a signé en 2011 un film remarquable qui revenait sur l’une des plus grandes victoires militantes des années 1970 : Tous au Larzac – César du meilleur documentaire l’année suivante. Un des points forts de ces œuvres : le cinéaste est parvenu à y faire résonner leur forme chorale, polyphonique, avec l’aventure collective qu’ils retracent. Mais, étant donné le succès de ces deux films, et même si le cinéaste a déjà plus d’une douzaine d’œuvres différentes au compteur, on pouvait se demander si Christian Rouaud n’était pas en train de se faire une spécialité dans le genre « épique ». Puis arrive Avec Dédé. Tout le contraire : une caméra focalisée sur un personnage, le portrait d’un homme, unique qui plus est. Et voilà un film, certainement pas une œuvre mineure, qui enthousiasme bel et bien. Dédé, c’est André Le Meut, musicien, « sonneur » de bombarde, comme on dit, que tout le monde dans le Morbihan, où il vit et a grandi, nomme « Dédé ». Un garçon du pays on ne peut plus sociable. Et en même temps un homme qui brûle pour sa passion, l’esprit tendu comme un arc vers la musique, son obsession.
Les trois séquences qui ouvrent le film sont comme un résumé des activités de Dédé. Dans la première, le musicien, avec ses compagnons à la cornemuse et à l’accordéon, répète puis se produit dans un fest-noz. On le voit ensuite dans un fonds d’archives, à la recherche d’un enregistrement d’une chanson ancienne dont il visualise par ordinateur la tessiture mélodique. Enfin, il rend visite à un très vieux couple dont l’homme a en mémoire des chansons en partie oubliées qu’il chante devant l’enregistreur de Dédé. Interprète, musicologue, collecteur d’une culture populaire en train de se perdre. Tout ce qu’accomplit Dédé est là. Mais un tel résumé est insuffisant. D’autant qu’il faut caractériser l’homme qui apparaît à l’écran. Dédé, c’est une silhouette, un visage, un destin : un héros de cinéma. Il avance comme il traverse la vie : à grandes enjambées décidées, d’une démarche à la fois raide et chaloupée. Sur son visage, franc et direct, de multiples tics nerveux trahissent son bouillonnement intérieur. Il s’exprime à la vitesse d’une mitraillette, peut-être pour « rattraper le temps perdu », explique-t-il, parce qu’il n’a parlé qu’à partir de l’âge de 4 ans. Et sa voie était tracée, car c’est la musique qui l’a sauvé. Ce non-accès à la parole dans ses premières années, « anormal », aurait pu en effet lui valoir un placement dans une institution spécialisée si ses parents n’avaient constaté que le petit Dédé, dénué du langage des mots, était pénétré par celui de la musique : il reprenait les airs que chantait sa mère dans la cuisine. Ses parents ont eu raison de refuser qu’il parte de chez eux.
Christian Rouaud a choisi de donner une large place à ses talents d’interprète. C’est de là que Dédé tire en premier lieu sa légitimité. L’homme est un sonneur de très haut vol. Capable d’emporter tous les spectateurs, y compris les plus réfractaires à la musique bretonne. Dédé est un virtuose de la bombarde, à laquelle il confère une musicalité, une subtilité et un swing (oui !), quel que soit le genre joué – folklorique, classique – dans une fête, un mariage, une église… Le cinéaste le montre aussi dans sa peau de formateur, et dans sa recherche du répertoire ancien, qu’il rassemble ensuite dans des livres, en collaboration avec les archives départementales du Morbihan. Il y a un enjeu politique à ce travail de transmission et de sauvegarde de la mémoire d’une culture populaire – de celles qui s’effacent dans l’indifférence des détenteurs de la culture « tout court » si personne n’y prend garde. Dédé en explicite aussi un autre aspect : maintenir active cette mémoire, c’est encourager les associations d’amateurs de chanson bretonne (et de la langue bretonne), où les gens se retrouvent, ont une vie collective, « et ainsi votent moins pour le FN », dit-il. En réalisant ce film, Christian Rouaud effectue le même geste politique de transmission, ou plus exactement de révélation à un plus grand public d’un musicien a priori « pittoresque », « régionaliste », mais qui en réalité atteint à l’universel. Il ne lui construit pas un monument, évite, à l’inverse, toute condescendance. Le cinéaste saisit simplement ce qui fait de Dédé, bon gars au quotidien, doux mari et bon père de famille, dont le comique involontaire dû à sa maladresse lui donne un côté M. Hulot irrésistible, un être exceptionnel. Avec Dédé met au jour une raison supérieure de vivre, un feu intérieur qui non pas dévore mais transporte, une implacable nécessité. Bref, le souffle intense d’un artiste.
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